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« Contre un retour à l’anormal ? »
Serge HERREMAN
« Penser le changement plutôt que changer le pansement »... [1] La « continuité pédagogique » annoncée par le ministère de l’Éducation nationale a donné lieu, lors de sa mise en œuvre, à plus d’une réaction sur une échelle allant de l’humour à la colère. Au-delà, cette période durant laquelle l’école était fermée a suscité de nombreuses questions. Modalité(s) d’enseignement, apport (ou pas) du numérique, place et rôle des familles, réalité sociale, manière(s) d’apprendre sont quelques-uns des thèmes émergeant. Petit tour d’horizon à travers les déclarations de différents protagonistes.
Sur une nouvelle manière d’enseigner
La revue The conversation constate qu’« avec le confinement, la mise en place d’un enseignement à distance généralisé (a ébranlé le) modèle vertical, avec un maître au centre de la classe. » [2] Pour Patrick Rayou et Luc Ria [3], on est passé, durant la période de confinement d’un mode d’enseignement synchrone à un mode d’enseignement asynchrone : « Une foison d’organisations spontanées a vu le jour selon des temporalités très variables : dépôt sur l’ENT du travail scolaire [...], envoi par mails la veille du créneau horaire régulier, sans oublier la récupération de dossiers-papier à l’accueil des établissements pour les enfants des familles les plus démunies. Cette désynchronisation de l’action de l’enseignant vis-à-vis de celle des élèves, a produit de la frustration et une perte de repères pour l’ensemble des acteurs. Certains (enseignants) ont organisé des modalités de coprésence à distance. [...] D’autres ont organisé des services d’assistance de type hotline de 8h à 20h. [...] Une partie d’entre eux a expérimenté des dispositifs synchrones en classe entière. Sans formation spécifique aux outils et aux usages, ce fut pour beaucoup « un véritable fiasco [...] Et pourtant, tous estiment nécessaire de pouvoir s’adresser au groupe-classe [...] pour « refaire du collectif à un moment où les élèves en manquent particulièrement ».
Sur la place du numérique
Si « quelques pratiques sur l’usage numérique des enseignants, peut-être aussi celui des élèves, vont changer [...], cela ne révolutionnera pas la manière de faire l’école pour une raison simple : l’école n’est pas qu’un espace de « transmission » des savoirs ; elle est l’institution dans laquelle on apprend à apprendre, à ne pas être d’accord, mais à vivre ensemble, à fixer des valeurs communes et partagées. Le numérique peut être un outil parmi d’autres pour y parvenir. Mais ce n’est rien d’autre que cela : un outil », affirme Benjamin Moignard [4] « [...] Ce qui est le plus prometteur dans les pédagogies en lien avec le numérique, c’est, selon lui, l’accroissement des formes de coopération dans l’exercice des apprentissages. Mais cela suppose donc de mobiliser par ailleurs des pédagogies actives, d’ancrer ces référentiels numériques dans un environnement pédagogique qui soit cohérent pour les élèves. On ne peut pas faire de la compétition en classe et de la coopération en ligne. ». Quant à Philippe Meirieu [5], il « craint que les outils numériques qui dominent aujourd’hui soient majoritairement porteurs d’une logique individuelle et techniciste, et que nous peinions, sans formation adaptée, à les mettre au service de la construction de véritables collectifs. Plus encore, (il) craint que les intérêts financiers en jeu soient si forts qu’ils nous entraînent, malgré nous, vers une conception marchande de renseignement où nos élèves, chacun devant leur écran et dans l’indifférence réciproque, consomment du logiciel plutôt que de partager des savoirs. »
Sur la place des parents
« L’éloignement nous a montré aussi l’importance du lien avec les familles. Cette épreuve nous rappelle que la réussite éducative suppose de dépasser les méfiances réciproques pour « faire alliance » » souligne Philippe Watrelot. Geneviève Zoïa [6] pose la question : « Vous avez dit coéducation ? » en observant que « bon nombre de parents d’élèves des quartiers pauvres ont été au rendez-vous des coups de fil, des mails, des messages sur WhatsApp, application que les parents immigrés connaissent. Les parents des quartiers ont échangé entre eux, inventé eux aussi leurs propres bulles de créativités. Ils sont devenus indispensables à l’école, certains proposant des communautés actives à travers des réseaux sociaux. [...] Pendant le confinement, des parents souvent disqualifiés dans leur rôle d’accompagnants se sont réapproprié l’espace scolaire. [...] Des liens forts se sont créés entre enseignants et parents, entre enseignants se consultant sur les usages numériques préférés des élèves. S’ils se sont éloignés des programmes, ils ont sans doute contribué à renforcer le rôle apprenant de leurs parents, modifiant, dans des conditions très étranges, ce que l’institution appelle de ses vœux et qu’elle enferme en temps ordinaire dans des dispositifs : le rapport école-famille. »
Sur la réalité sociale
Patrick Rayou et Luc Ria constatent que, « de façon peu surprenante, les familles des milieux les plus populaires se trouvent souvent très démunies d’un point de vue matériel : des téléphones à la maison, mais peu de tablettes ou d’ordinateurs, peu d’imprimantes. Il faut alors lire et travailler les documents sur des écrans minuscules et photographier les écrits. Les forfaits internet y sont vite épuisés. Aux premiers jours de l’enquête, quelques familles sans connexion attendaient une livraison par la poste de documents envoyés par le collège. Dans les familles plus équipées, l’ordinateur familial peut faire l’objet de concurrences entre enfants et parents en télétravail. Certains parents commencent alors leur journée très tôt pour libérer l’ordinateur. De nombreuses familles du collège REP+ vivent dans des espaces d’ordinaire très étroits qu’ils partagent désormais jour et nuit. À certains moments, l’enregistrement de la conversation est quasi impossible du fait des cris, des pleurs et des rires, du volume du téléviseur... Les familles qui habitent des pavillons avec jardin, celles qui s’entassent dans des logements collectifs donnent de ce long épisode des versions sensiblement différentes. »
Geneviève Zoïa souligne que « la crise est aussi (et surtout) un révélateur et un amplificateur des inégalités sociales. L’éloignement physique a renforcé la distance sociale de certains élèves à l’égard des normes et des attentes du travail scolaire. Ce n’est pas, loin de là, une simple question de distribution de matériel qui résoudra cette question. Car ces inégalités ne sont pas nouvelles. Cela fait longtemps que les enquêtes, les sociologues, les mouvements pédagogiques montrent que le système éducatif français est celui « du grand écart » et qu’il laisse de côté ses vaincus de l’école. »
Pour Philippe Meirieu, « tout cela renvoie à une même problématique : va-t-on se contenter, dans « l’école d’après », de promouvoir, la main sur le cœur, « l’égalité des chances », sans trop se soucier des conditions nécessaires pour « saisir sa chance », ou bien saurons-nous mettre en place tout ce qui est possible pour garantir « l’égalité du droit d’accès à l’éducation » ? Il n’y a pas là, en effet, une simple différence de formulation, mais bien un changement de paradigme qui impose de mettre en place des politiques radicalement différentes en matière de mixité sociale [...] »
En ces moments où tous les regards sont tournés vers l’hôpital, n’est-il pas temps d’entendre ce que les enfants de Barbiana écrivaient, dans la Lettre à une maîtresse d’école en 1967 : « L’école se comporte comme un hôpital qui, pour améliorer ses résultats, soignerait les bien-portants et se débarrasserait des malades. »
Sur le « quoi et comment enseigner ? »
Philippe Watrelot affirme que « d’une manière accélérée, dans cette crise, nous avons pris conscience que, loin de l’accumulation encyclopédique, ce qu’il est important de promouvoir et de préserver, ce sont des attitudes intellectuelles, des compétences, qui permettront de s’approprier les connaissances et d’aller vers l’autonomie. »
C’est pourquoi Philippe Meirieu « souhaite que nous revendiquions, de la maternelle à l’enseignement supérieur, la possibilité de mettre en place des dispositifs pédagogiques inspirés des pédagogies coopératives et institutionnelles, qui permettent à chacune et chacun de « prendre sa place » dans un collectif, c’est-à-dire de ne pas y prendre toute la place mais de ne pas, non plus, en être écarté subrepticement ou brutalement. »
Sur « l’école d’après »
Pour The conversation, l’école d’après se doit « d’« armer » chaque enfant et adolescent pour le combat de la vie. Cela signifie les « outiller », en les dotant des modèles, suffisamment opératoires, mais aussi suffisamment souples, de comportement moteur, socio-affectif, ou cognitif, qui sont à la base de leur pouvoir d’agir. L’école d’« après » devrait pouvoir articuler de façon heureuse « présentiel », et enseignement à distance : travail en classe, et travail en dehors de la classe, au CDI, ou à la maison, ou ailleurs encore. Car on peut être totalement inactif en classe, malgré la présence physique d’un enseignant. Et très actif loin de tout professeur. »
Sur une nouvelle dynamique
Toujours selon The conversation, « dans une dynamique au service de l’« apprendre », d’autres lieux que l’école peuvent jouer un rôle important, sinon primordial. [...] L’inventivité et la créativité des parents constituent une ressource sur laquelle on pourrait s’appuyer bien davantage. On peut aussi donner ou redonner une place plus importante au périscolaire, aux associations et mouvements d’éducation populaire, aux centres de vacances collectives, etc. Mais ce qui importe alors est, d’une part, l’équilibre général du système, et, d’autre part, le sens que prendra le mouvement de redistribution. [...], l’école pourrait être amenée à faire une cure d’amaigrissement, afin de se centrer sur ce qui est, pour elle, l’essentiel, et lui appartient en propre, dans un combat qui la dépasse, mais dont elle est un acteur indispensable. Il lui faut « muscler son jeu », pour « outiller » efficacement les apprenants. En acceptant de voir d’autres intervenants – animateurs, artistes, éducateurs, psychologues, etc. – travailler aussi, chacun dans son espace propre, au développement positif des enfants et adolescents. Pour la revue, « tel est l’enjeu majeur d’une redistribution des lieux d’apprentissage : scolarisation de la société, ou « déscolarisation » d’une école sachant s’intégrer dans une nouvelle dynamique éducative, de nature plurielle. ».
Une question et quelques autres en forme de synthèse
L’idée de déscolariser les apprentissages rassemblerait-elle, sous différents points de vue, les militants pensant le changement ? Reprenons quelques uns de leurs propos. Nul doute que le projet de revenir « à l’école d’avant » constituerait pour une majorité d’entre eux, un retour à « l’anormal ».
Il faudrait ainsi se débarrasser de l’idée d’une école comme unique lieu d’apprentissage, d’un modèle vertical d’enseignement, de l’arbitraire et l’artificiel des programmes : « Il ne faut pas obligatoirement être dans une école pour pouvoir apprendre. » [7] « Loin de l’accumulation encyclopédique, ce qu’il est important de promouvoir et de préserver, ce sont des attitudes intellectuelles, des compétences, qui permettront de s’approprier les connaissances et d’aller vers l’autonomie. » [8]
Une pédagogie en lien avec le numérique serait inévitable. À condition de mobiliser des pédagogies actives, dans un souci coopératif. [9]
Il serait ainsi indispensable « de mettre en place des dispositifs pédagogiques inspirés des pédagogies coopératives et institutionnelles, qui permettent à chacune et chacun de « prendre sa place » dans un collectif. » [10]
La place des familles devrait être centrale. Il serait temps de faire vivre la « coéducation ». La période de travail hors l’école si elle s’est éloignée des programmes, a sans doute contribué « à renforcer le rôle apprenant des parents. » [11]
« L’école d’après » devrait garantir « l’égalité du droit d’accès à l’éducation ». Cela « impose de mettre en place des politiques radicalement différentes en matière de mixité sociale. » [12]
Enfin, une redistribution des lieux d’apprentissages signifierait « la « déscolarisation » d’une école sachant s’intégrer dans une nouvelle dynamique éducative, de nature plurielle. » [13]
Déjà hier s’écrivait l’après...
Chacun sait (certains ont tout de même oublié) ce que l’AFL proposait déjà (bien) avant la période concernée et s’évertue toujours à le faire pour... l’après à travers la déscolarisation de la lecture et la promotion collective. Doit-on rappeler que cette déscolarisation ne signifie en aucun cas une négation du rôle central de l’école ? Il est indispensable, aujourd’hui plus que jamais peut-être, de défendre l’idée d’une école publique, d’enseignants formés considérés comme des professionnels et non comme des exécutants de directives ministérielles au service d’une pensée unique. La coéducation reste par ailleurs un moteur central de cette déscolarisation. Prendre en compte et développer les différents lieux d’apprentissages, tisser des cohérences sont d’évidence des enjeux clés au service d’une promotion collective. Mais quid de la « société apprenante » annoncée et pour qui cette société dans la logique de développement actuelle ? Logique d’un hôpital qui, pour améliorer ses résultats, soignerait les bien-portants et se débarrasserait des malades ? Comment accepter que les ressources culturelles publiques (bibliothèques, théâtres, musées...) ne soient majoritairement fréquentées que par les bien-portants de la société ?
Et quid d’un été apprenant ?
S’agit-il de faire faire des maths, du français aux jeunes « défavorisés » pour qu’ils espèrent recoller au plus près des « favorisés » qui, pendant ce temps-là, seront en vacances... ailleurs... ? S’agit-il de mettre en place un « rattrapage » pour les « décrocheurs » ? Quelle ignorance de la réalité ou, plus justement, quelle réelle logique d’abandon ! Logique assumée d’un hôpital qui, pour améliorer ses résultats, soignerait les bien-portants et se débarrasserait des malades »...
Et si, comme le suggère Yvanne Chenouf, l’été était l’occasion de reprendre ensemble possession du quartier, du village, de créer un réseau de solidarité autour des besoins et des ressources, dans la droite ligne de l’éducation populaire ?
Histoire de tisser le monde d’après...
[1] « L’école d’après sera ce que nous en ferons » Philippe Watrelot, Le Monde, 5 mai 2020
[2] « Penser l’après : Pour une école de l’essentiel », The conversation, 1er mai 2020
[3] « L’école à l’épreuve du confinement » Patrick Rayou et Luc Ria, Le Café pédagogique, 30 avril 2020
[4] Benjamin Moignard, Le Café pédagogique, 23 avril 2020
[5] « L’école d’après avec la pédagogie d’avant ? » Philippe Meirieu, le Café pédagogique, 17 avril 2020
[6] « Retour à l’école : Sachons infléchir le cours d’un système éducatif productiviste », Geneviève Zoïa, Le Monde, 6 mai 2020
[7] The conversation
[8] Philippe Watrelot
[9] Benjamin Moignard
[10] Philippe Meirieu
[11] Geneviève Zoïa
[12] Philippe Meirieu
[13] The conversation