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« Sans Forgetica, Vous avez demandé la police ? »

Dominique VACHELARD

Sans Forgetica se veut être une police qui stimule le cerveau et la mémoire en... « empêchant de lire ». Non, ce n’est pas une « fake news ». Deux auteurs réagissent à leur façon...

Des chercheurs de l’Institut royal de technologie de Melbourne viennent de mettre au point et de diffuser une police d’écriture, Sans Forgetica « conçue en utilisant les principes de la psychologie cognitive pour aider le lecteur à mieux se souvenir de ses notes. Sans Forgetica est plus difficile à lire que la plupart des polices de caractères et ce n’est pas par hasard. Les concepteurs l’ont voulu ainsi. La « difficulté souhaitable » que vous éprouve% en lisant l’information formatée dans Sans Forgetica doit inciter votre cerveau à s’engager dans un traitement plus approfondi et, par là même, améliorer ou du moins en faciliter la mémorisation. » [1]

Deux niveaux de problématiques différents nous semblent apparaître à la lecture de cette simple présentation : les unes qui relèvent des éléments objectifs, c’est-à-dire la forme écrite du langage (les signes), les autres, de considérations plus subjectives, liées à l’activité intellectuelle du lecteur et à ses connaissances (le sens, la compréhension et la mémorisation).

LA STRUCTURE SUPERFICIELLE

Là, on découvre ce que l’on sait déjà depuis fort longtemps : qu’on peut lire un texte même si sa graphie est plus ou moins déficiente ; ce dont les diffuseurs, journalistes et utilisateurs sont bien conscients : « En lisant un texte écrit dans cette nouvelle police, votre première réaction sera peut-être de la trouver illisible. » [2]

Or, à l’AFL, nous avons présenté de nombreux exemples qui nous révèlent le rapport entre graphie et lisibilité. Et ce que l’on sait, c’est que les connaissances déjà présentes dans l’esprit du lecteur participent à hauteur de 80% à la compréhension du message. Le reste, les 20%, c’est la part de l’information visuelle, c’est-à-dire les signes de l’écriture. Il est très important de penser que c’est bien LE MESSAGE qui prime, et très largement, sur LES SIGNES, dans un acte de lecture réussi et efficace. On a ainsi pu vérifier et faire expérimenter à des lecteurs qu’ils sont en mesure de lire des textes très mal écrits (une ordonnance médicale manuscrite par exemple), s’ils investissent dans cette lecture toute leur expérience de patient, leurs connaissances du type d’écrit particulier — à l’exception souvent du nom des médicaments que le pharmacien, lui, sait lire parce qu’ils font partie de sa culture professionnelle. Leurs savoirs sur le message leur permettent de surmonter presque toutes les difficultés que leur posent les signes peu ou mal formés, mais où subsistent très souvent les indices nécessaires à la compréhension (voir infra). On sait aussi qu’un texte auquel on retire toute la partie inférieure de ses lettres reste parfaitement lisible malgré la perte de presque 50% de sa structure superficielle. On a aussi montré que des textes présentés comme ci-dessous restaient encore lisibles grâce à cette capacité d’anticipation dont nous sommes tous dotés :

C3 M355493 357 B13N D1FF1C1L3 4 L1R3, M415 V07R3 C3RV34U 5’4D4P73 R4P1D3M3N7. 4U COM- M3NC3M3NT C’357 D1FF1CIL3, M415 M41N73N4N7 VOU5 Y P4RV3N3Z 54N5 D1FF1CUL73.3

 [3]

Observons ce qui se passe si nous présentons maintenant le même texte en version SANS FORGETICA :

Nous constatons que cette dernière police est bien plus facile à lire que le texte qui précède. On remarque, malgré la suppression de certaines parties des lettres, que les éléments qui permettent une discrimination rapide restent présents : les accents, les points sur les i et les j, les majuscules et la ponctuation, les jambages supérieurs et inférieurs ont été conservés, autorisant une lecture au moins aussi rapide qu’avec une police normale. Aucune gêne particulière, rien à redire contre cette police d’écriture en termes d’efficacité de prises d’indices. En revanche, le plus préoccupant reste le taux de mémorisation de l’information qui serait bien plus élevé lorsque celle-ci a été prélevée avec ce type de police !

LA STRUCTURE PROFONDE

Remarquons tout d’abord que les chiffres présentés par l’équipe de chercheurs et d’étudiants révèlent un bonus de mémorisation de l’ordre de 7% seulement (les résultats positifs obtenus aux tests passent de 50% avec une police standard à 57% avec SANS FORGETICA). De là à proclamer haut et fort : « SANS FORGETICA, la police qui booste votre mémoire ! » [4] il y a un pas que nous n’oserions pas franchir...

En effet, posons la question suivante : comment une police d’écriture conçue pour être difficile à lire peut-elle contribuer à une meilleure mémorisation de ce qui a été lu ? C’est poser différemment la question du rapport entre vitesse de lecture et taux de compréhension (car nous supposons que, pour être mémorisé, un énoncé doit être préalablement — ou simultanément — compris).

Les statistiques que nous apporterons plus loin à cette réflexion sont celles fournies par l’utilisation du logiciel ELSA : les tuteurs, et ceux qui s’entraînent, sont régulièrement conduits à vérifier que « plus on lit vite, plus on comprend ! ». Ce processus s’explique par notre fonctionnement neurologique, et notamment celui de la mémoire à court terme qui traite un petit nombre d’éléments à la fois (de 3 à 7 environ). Ces derniers, activés en même temps, peuvent produire du sens si chacun d’eux est porteur d’une part suffisante d’information. Plus le contenu de chaque item est important (quelques mots), plus le cerveau traite des ensembles chargés de sens et plus le lecteur comprend. Ce qui ne se passe pas lors de l’apprentissage par la combinatoire lorsque les items se réduisent à des lettres ou des syllabes : dans ce cas leur assemblage n’aboutit pas immédiatement à un énoncé porteur de sens.

D’après Chomsky, nous savons que les deux structures du langage ne coïncident pas ; nul ne sait comment on passe de la structure superficielle à la structure profonde, quel que soit le sens de la transformation considéré. Il nous semble alors difficile d’accepter qu’en bataillant à déchiffrer une police d’écriture conçue pour être difficile à lire (!), le lecteur soit en même temps en mesure de privilégier le sens du message qu’il doit retenir, parce que ce sont des activités de nature différente. D’autant plus que le lecteur expert ne se préoccupe pas des signes qu’il a sous les yeux, il est tout à la lecture directe de la structure profonde, le sens. Et ceci, aussi, alors qu’on assiste quotidiennement dans les classes de CP à ce spectacle d’enfants, tellement appliqués à bien déchiffrer lettres et syllabes, qu’ils ignorent tout du sens du texte et de l’activité même à laquelle ils se livrent. Or, la situation du lecteur face à une police illisible ou difficile à lire, correspondrait à la même situation de surcharge cognitive qu’un enfant à qui on demande de lire un texte à voix haute pour vérifier s’il sait lire. Son cerveau ne peut être disponible pour traiter efficacement chacune des deux activités, totalement différentes et, de surcroit, décalées dans le temps. Il faudra alors choisir : essayer de comprendre ou essayer de dire... Et à l’évidence, le statut d’infériorité qui est le sien dans une institution scolaire de type bancaire ne lui laisse même pas ce choix essentiel : il doit dire !

Combien de fois nous est-il arrivé lors d’une présentation de littérature de lire à des enfants — ou des adultes en formation — une page d’album (l’unicité du support obligeant cette lecture à haute voix) et de nous apercevoir — horreur ! — que nous n’avons rien retenu du contenu du texte. Trop préoccupé par la mise en mots de celui-ci, nous en sommes restés au passage de la structure superficielle de l’écrit à celle de l’oral, le cerveau, trop sollicité, a fait son choix et négligé partiellement –voire totalement — la structure profonde, c’est-à-dire le sens.

Comment alors le cerveau des étudiants australiens serait-il capable, lui, de dépenser en même temps beaucoup d’énergie à déchiffrer un texte, tout en restant pleinement disponible pour transférer les informations contenues dans ce même texte en mémoire à long terme (c’est bien le postulat annoncé) ?

La réponse réside probablement dans le fait que cette démarche, qui se veut scientifique, reprend à son compte la théorie de la “difficulté désirable”, issue des travaux de 1994 d’un professeur de psychologie, Robert A. Bjork. En gros : plus on fait d’efforts pour apprendre quelque chose (mais sans rendre la chose insurmontable), plus l’assimilation est susceptible de se faire. [5]

Le souci en l’espèce c’est qu’en assimilant dans le temps la lecture et la compréhension — et donc la possibilité de mémoriser — comme nous avons coutume de le faire, il n’existe pas ce « moment où l’on fait des efforts pour apprendre » : il n’est pas distinct de la saisie des signes par l’œil, il en est consubstantiel ! Et nous savons tous, par expérience, qu’une grande partie de ce que nous transférons dans notre mémoire sémantique résulte d’un travail (d’autorépétition) de maintien ou d’intégration de nouvelles connaissances à celles déjà là. Ce travail, même s’il dépend évidemment de l’efficacité de l’outil lecture n’est pas obligatoirement simultané de cette dernière ; il peut s’exercer plus tard et on note alors qu’il ne sera pas forcément effectué avec les mots mêmes du texte (ceux sur lesquels le lecteur est supposé être en difficulté avec la nouvelle police). C’est la structure profonde qui fait l’objet du processus mnésique, car c’est le sens qui est transféré, et nous avons mentionné qu’il n’est pas en relation directe avec les mots écrits, ceux de la structure superficielle. [6]

UNE ALTERNATIVE

En conclusion, la proposition de ces chercheurs est certes louable, mais en plus de nous paraître peu rentable, elle nous semble présenter quelques défauts que nous avons mentionnés ci-dessus. Notamment en ce qui concerne la définition des prémisses sur lesquelles s’est articulée la recherche : altération de la structure superficielle de l’écrit pour « forcer » l’attention et faciliter le transfert des informations en mémoire à long terme. Nous proposons alors une autre hypothèse qui se fonde non sur le matériau et son adaptation possible à l’esprit humain, mais qui cherche, au contraire, à analyser ce que le lecteur met en œuvre quand il lit, afin d’améliorer l’efficacité de ce processus et assurer une certaine permanence mnésique aux informations contenues dans l’écrit. Précisons tout de même que ce transfert de nouvelles connaissances dépend bien plus de celles, préalables, dont dispose le lecteur sur le sujet traité, que de la police dans laquelle le texte a été publié ! Ceci étant dit, pour envisager des données statistiques que l’on peut qualifier de « signifiantes », nous nous reportons à un dispositif d’entrainement à la lecture savante (ELSA) proposé à 74 collégiens de classe de sixième pour une durée de 24 heures sur une année scolaire. Nous avons alors constaté les progrès suivants : ► Evolution très significative de la vitesse : +462% ► Evolution positive du taux de compréhension : +131%. [7]

« Une telle analyse de l’accroissement des performances révèle que, sur 74, 73 élèves ont vu leur efficacité de lecture progresser : 52 des élèves l’ont plus que doublé : 70% de l’effectif ! Un la multiplie même par 54 ! Quel outil d’enseignement scolaire peut prétendre à de tels résultats en 7 mois ? » [8]

Il s’agissait d’entraîner les compétences et habiletés du lecteur ainsi que les stratégies internes qu’il met en œuvre. Dès lors que celui-ci est libéré des contraintes du déchiffrement, ce qui arrive plutôt rapidement, il nous montre qu’il est capable de lire, de mémoriser (et de relire) une masse d’écrits considérable. Cette aisance et cette rapidité, couplées à un niveau de compréhension qui se situe au niveau des compétences les plus expertes, nous paraissent, eux, être en mesure d’assurer la meilleure mémorisation possible des informations perçues.

« Sans Forgetica, Vous avez demandé la police ? »