Dossier « Les enfants ont besoin de livres pour apprendre à lire ! »

« Du-Bon-Sens »

Serge HERREMAN

Le-bon-sens s’est enfin imposé !

Que faire quand l’idéologie prend le pouvoir ? Précisons qu’il s’agit ► d’une certaine idéologie ; ► d’une idéologie qui ne se cache plus, tout au contraire ; ► d’un pouvoir qui ne souffre aucune contestation ; ► d’un pouvoir qui s’affiche comme détenteur d’une vérité évidente et incontournable.

Cette idéologie est donc un postulat (on se rappelle qu’un postulat ne se démontre pas).

Énonciation du Postulat : « Lire c’est décoder et le décodage est bien la condition de la compréhension. »

Quelques corollaires : Il faut pour cela ► permettre à l’élève d’«  identifier les graphèmes et leur prononciation, et d’étudier leurs combinaisons ; ► éviter de confronter l’élève au déchiffrage des graphèmes qui ne lui ont pas été enseignés [...], la déchiffrabilité de l’écrit est une condition essentielle pour un apprentissage de la lecture efficace ». On choisira donc des manuels « qui permettent de proposer aux élèves 100% des textes déchiffrables au cours de la progression ». Quant aux mots outils, on s’efforcera de ne faire apparaître que ceux qui peuvent être déchiffrés. « Dans le cas d’un apprentissage global des mots dits outils, il faudra revenir sur ces mots avec les élèves au cours de la progression pour qu’ils prennent conscience de leur déchiffrabilité comme tous les autres mots ». ► « au-delà des phrases simples, proposer des phrases résistantes qui permettent d’exercer la compréhension immédiatement après le déchiffrage. Exemple : Rassasié, le chat s’assoupit sur le tapis » [1]

Vive le bon sens !

On constatera bien sûr que ces vieilles idées s’imposent en pays conquis. Et la majorité silencieuse d’être rassurée : le bon sens est enfin reconnu, enfin quelqu’un (le ministre) a le courage de revenir aux valeurs sûres !

Du-bon-sens que diable côté pile !

S’il est vrai que mieux voir implique un travail à plusieurs dans le cadre d’une recherche action associant chercheurs et praticiens, le bon sens évoqué n’y réfère point. Il interdit même à ceux-qui-sont-sur-le-terrain de s’exprimer comme si on ne pouvait voir qu’à distance et à travers un filtre... le filtre étant celui des neurosciences toute puissantes.

Du-bon-sens que diable côté face !

On se rappellera certains moments de l’histoire récente du système éducatif où des volontés d’imposer des points de vue « scientifiques » se soldèrent par des échecs. Les épisodes « psychologie piagétienne » et « linguistique structurale » en témoignent : Le (vrai ?) bon sens semble impliquer que la pédagogie [2] ne peut en aucun cas s’inspirer d’un seul courant, encore moins en être la courroie de transmission.

Alors, il faut l’admettre, la syllabique est bien au centre de l’univers ?

Au risque de confondre liberté et anarchie va-t-il falloir « gober » et se taire ?...

Questions/réponses :

Vous êtes enseignant, parent, grand-parent, vous avez remarqué que les jeunes enfants qui vous entourent lisent (pardon visualisent) des mots (il faut dire des mots en entier comme s’il existait des mots en morceaux). Vous avez remarqué que ces enfants en lisent d’autres de la même manière. Il est vrai que souvent ces mots sont reconnus / lus à force d’histoires, de livres lus par les adultes, de vraies histoires et de vrais livres écrits. Vous avez encore remarqué que ces enfants étaient capables de les lire dans d’autres situations, dans toutes les situations dans lesquelles ils apparaissent ? Vous avez déliré, erreur absolue, vade rétro !

Vous êtes enseignant, vous avez immanquablement observé comment, le plus souvent, on accompagnait les « élèves en difficulté ». Comme ils ont du mal à déchiffrer on leur en « ressert une couche ». Vous avez vu les enfants s’épuiser à combiner des syllabes pour décoder des unités dépourvues de sens à force d’être une mécanique infernale ? Vous êtes un furieux pédagogiste extrémiste, vade rétro !

Recommandation officielle

Pour ne pas risquer de paraître anarchiste, vous attendrez que les enfants soient capables de déchiffrer aisément, de façon suffisamment fluide. Quand ce stade sera atteint, vous permettrez à vos élèves de comprendre ce qu’ils déchiffrent. Vous attendrez au reste le moins possible car votre enseignement vous portera en modèle. Il vous suffira d’activer les hauts parleurs de la pensée (la vôtre) pour que tout soit simple pour vos élèves ! [3] Vive la liberté !

Du bon sens au non sens

Le ministre a donc le projet d’imposer une méthode prétendument consacrée scientifiquement. On revient ainsi au bon sens. Au bon sens ou au non-sens ? Allons au bout de la logique : en appliquant la méthode proposée, comme il est proscrit de faire lire des mots qu’ils ne peuvent entièrement déchiffrer, on interdira aux enfants d’apprendre tous les prénoms de leurs camarades de classe... L’absence des mots outils clés « indéchiffrables » imposera la lecture de « phrases » du style Papa a bobo... j’en passe (et des pires).

Le guide « Pour enseigner la lecture au CP » rappelle fortement le modèle défendu par Jean-Michel Blanquer via la méthode Agir pour l’école. Extrait du Café pédagogique du 18 juin 2018 : « La méthode d’Agir pour l’école a fait l’objet de plusieurs évaluations, les dernières étant celle de la Depp en 2014 et celle de l’IPP en 2015. Ces évaluations montrent des progrès en lecture non lexicale et en phonologie. Par contre la méthode n’a aucun impact sur l’apprentissage de la compréhension ou du vocabulaire. À force de passer du temps à lire des syllabes ou des faux mots, les enfants arrivent à un bon degré de fluence en lecture. Mais ce n’est pas pour autant qu’ils comprennent ce qu’ils lisent ».

Le non-sens assume (revendique ?) de séparer apprentissage de la lecture et compréhension de l’écrit.

Que dire de l’acculturation [4] ? Reste-t-elle intimement, dialectiquement liée à l’apprentissage de la lecture ? Ou bien est-il prématuré, là encore, d’en parler avant un déchiffrage suffisamment fluide ?

Et pourtant elle tourne ! [5]

Peut-on imaginer que « celles et ceux qui sont sur le terrain » puissent agréer et suivre les recommandations (prescriptions ? proscriptions ?) du ministère ? Quelle formation va être dispensée (imposée ?) aux futurs enseignants ? De quelle autre formation seront-ils dispensés ?

On va au-delà des prescriptions de Gilles De Robien en 2006 sans qu’on perçoive aujourd’hui la moindre réaction, contrairement à l’imposante manifestation contestataire de l’époque.

Que peut-on donc faire quand tout semble décidément à ce point joué ?

Déjà juste trouver et retrouver la force de rappeler les quelques réalités élémentaires liées simplement à la vie comme elle est.

S’adresser aux enseignants, oui, mais d’abord sans doute aux associations, aux utilisateurs potentiels de l’écrit dans la cité.

Il ne faut plus seulement résister mais agir...

Du courage, toujours du courage !

« Du-Bon-Sens »

[1Pour enseigner la lecture au CP, guide fondé sur l’état de la recherche, mai 2018

[2Un gros mot !

[3Cf. la pédagogie explicite et ses conceptions (article dans le numéro 137 de la revue)

[4Encore un gros mot !

[5On fait dire à Galilée, en aparté, au sortir de son procès, parlant de la Terre « Et pourtant, elle tourne ! »