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« On lit, on cause et on en recause »

Emmanuèle BUFFIN-MOREAU, Robert ROUSSILLON & Sylviane TEILLARD

Animation lecture en temps scolaire et périscolaire

La vie est-elle un éternel recommencement ? Oui, si, dans re-commencer on n’entend pas « répéter, faire du neuf avec du vieux, idéaliser le souvenir, revenir à l’ancien temps quand c’était mieux en avant » mais, re-considérer ce qui a fait l’essentiel d’engagements professionnels divers et se demander comment ces expériences, revisitées, pourraient faire que ce soit « bien » maintenant. C’est ce qui est arrivé à une douzaine de « retraités », issus d’horizons différents qui ont su remettre en commun des combats parfois parallèles (voire concurrentiels) pour confronter leurs savoir-faire et en tirer non pas un consensus tissé de renoncements mais des sortes de capsules articulées capables de protéger l’intégrité de chaque expérience tout en les reliant dans un nouveau mouvement, souple et richement innervé. Emmanuèle Buffin Moreau, Robert Roussillon et Sylviane Teillard témoignent d’une telle aventure « relancée » aux côtés des plus jeunes, professionnels et enfants. Toutes les voix comptent ! Et cette idée est encore neuve.

PRÉSENTATION DU PROJET

En 2017, à Grenoble, la lecture publique a traversé une zone de turbulences jusqu’à ce que le maire, Eric Piolle, annonce, en décembre, un plan lecture pour les années à venir. Les tensions entre habitants, bibliothécaires et municipalité (après des décisions de fermetures d’équipements et de réorganisation) se sont estompées non sans avoir laissé de traces. Sachant que Grenoble est une ville où l’expérimentation peut être féconde et malgré des crispations autour du terme de « bénévoles » qui empêchent de chercher et de trouver des issues positives pour une participation de personnes motivées à diversifier les pratiques autour de la lecture auprès des enfants, nous (ex-enseignants et bibliothécaires de l’agglomération, engagés dans diverses associations, et encore concernés mais soucieux de ne pas nous substituer aux professionnels en place) avons pensé qu’une expérimentation sur une école, à court terme, permettrait de tester un mode d’organisation autour de la BCD pour revivifier ses usages et associer parents et animateurs sur le temps périscolaire. C’est à ce moment que le ministre Blanquer annonce sa volonté d’intensifier la proximité des enfants et des livres de qualité et que l’AFL se saisit de cette intention. La rencontre de ces deux opportunités entraîne l’adhésion d’un groupe d’une douzaine de personnes, un collectif dont le nom surgit immédiatement : « On lit, on cause et on en cause ».

Objectifs

Postulat de départ. La lecture est une pratique sociale et si le rôle de l’école est essentiel dans son apprentissage, il est à lier avec profit à un réseau familial et relationnel au sens large, chacun apportant une contribution positive sous réserve d’une coordination réfléchie et durable. Nous envisageons donc : ► d’aider les enfants du CP au CM à créer ou entretenir de la familiarité avec des écrits variés en sollicitant l’expression des points de vue de façon individuelle et collective (groupes de 6/7 enfants) ► d’augmenter les relais de l’institution scolaire, parents, animateurs, personnes de la société civile intéressées par les questions d’éducation et la multiplication de lecteurs « de qualité » ► d’envisager notre coopération dans un but culturel, éducatif et pédagogique.

Modalités

► prendre en compte la culture et les savoirs des enfants, leurs attentes et leurs préventions ► favoriser l’observation, la distanciation, la capacité d’interpellation des textes (voir comment ils sont fabriqués en s’appuyant sur la narration et sur les éléments matériels car tout fait sens dans un livre — format, typographie, rapport entre couverture et 4éme de couverture, dédicace, codes-barres quelquefois, etc.) ► éviter des modes de présentation type promotion, usant d’une séduction qui se manifeste naturellement mais qui peut avoir des effets redoutables sur les lecteurs de petit appétit ► développer l’idée que le perfectionnement des stratégies de lecture et d’écriture est un levier puissant pour avoir prise sur sa vie ► affirmer le besoin de faire jouer efficacement les spécificités de chacun, de mutualiser les compétences, de collaborer patiemment et humblement ► évaluer ces actions en les soumettant à l’analyse ► se plier aux exigences du travail en partenariat : savoir clairement ce à quoi on participe, sans répondre à des pressions d’aucune sorte ► être disponible pour le grand groupe et les petits groupes (modules d’intervention en binômes).

Ces objectifs croisent opportunément les intentions éducatives formulées par la ville de Grenoble à l’intention des familles dont les enfants fréquentent les activités périscolaires : défense de valeurs de respect et de tolérance, place pour l’expression individuelle et la participation, aide au développement d’un vocabulaire enrichissant l’expression des émotions, des sentiments, découverte d’autres cultures.

Constitution d’un collectif

Se cultiver activement dans une « convivialité studieuse » selon l’expression de Jean-Marie Privat [1], n’est pas une anomalie dans ce temps de pause méridienne qui permet de changer les représentations de la lecture, d’aborder des supports et des pratiques de lecture diversifiés, et d’éviter les conformismes culturels. Face à des œuvres au contenu non directement explicite, il est clair que les acquis culturels apportent aisance à certains plus qu’à d’autres mais avec des groupes limités, l’hétérogénéité est une force. Si un intérêt commun rassemble le collectif (être passeurs de livres) les modes d’actions sont singuliers : Pour Folije (Forum du Livre Jeunesse), association locale de 25 ans d’âge, l’objectif principal est de donner vie aux livres au-delà des pages, en créant des interactions avec les enfants par la manipulation et le jeu, en privilégiant les livres au contenu fort, que le talent des auteurs et des illustrateurs soit reconnu ou confidentiel. Le texte est mis en mouvement, l’objet livre s’offre comme pivot d’activités.

Pour Lire et Faire Ure, le témoignage de son délégué général, au colloque du CRILJ (Centre de Recherche et d’information sur la Littérature Jeunesse) en novembre 2017 (« Elargir le cercle des lecteurs ») est clair : « Les formations que nous proposons à nos bénévoles insistent sur la nécessité de se mettre en retrait du livre, c’est lui la vedette ! Le lecteur doit respecter le texte... et si l’atelier peut se prolonger par un échange d’impressions, il ne s’agit pas d’évaluer la compréhension du texte comme un enseignant peut le demander à un élève ». Le plaisir est valorisé comme « un mode d’expérience à la culture ».

Du côté des bibliothèques, les expériences locales les plus significatives se sont incontestablement déroulées avec les équipes éducatives de la Villeneuve grâce à des forces militantes, une réelle ambition pour la réussite collective des enfants et des projets menés sur le long terme. Tous les enfants étaient passeurs de lecture. Dans le réseau des bibliothèques, les accueils de classe les conviaient à des présentations, par thèmes ou par auteurs, d’ouvrages riches de références culturelles et pouvant être mis en réseau. Le choix des livres pouvait relever de choix esthétiques personnels mais surtout de préconisations de revues spécialisées. L’accueil d’auteurs majeurs disposant d’une œuvre (Anthony Browne, Claude Ponti, Nicole Claveloux...) permettait de creuser les contenus. Parmi les difficultés, le nombre d’enfants autorisait peu de se pencher ensemble sur une recherche fine d’indices et certains ouvrages profitaient davantage aux enfants à fort capital culturel malgré la volonté de mettre à disposition du grand public des ouvrages peu commercialisés car trop singuliers ou trop exigeants. C’est pour ces raisons que notre collectif s’est constitué, pour remédier à cette impuissance qui nous a laissé des regrets, une fois la vie professionnelle terminée.

La participation à notre collectif de Clémence Saric (documentaliste à Canopé, ouverte à nos initiatives et professionnellement proche des acteurs institutionnels) est aussi un atout pour la suite du projet. Chaque structure institutionnelle, chaque association a sa place et c’est tous ensemble que nous pouvons faire avancer les enfants dans la maîtrise des écrits, sans vain procès d’illégitimité.

Choix du terrain

Le choix d’intervenir à l’école Sidi Brahim s’explique par divers facteurs : ► une familiarité des lieux et des personnes, les membres de FOLIJE bénéficiant par convention municipale d’une mise à disposition de locaux depuis plusieurs années ► des rencontres avec la référente du périscolaire (Cécile Logre), son rapport privilégié aux livres, son souhait d’intégrer le livre dans ses propositions culturelles pendant la pause méridienne ► la mixité sociale du quartier d’implantation de l’école ► la stabilité de l’équipe éducative et son goût pour le montage de projets ► la localisation de l’école dans le périmètre de la bibliothèque Alliance, « poumon culturel » d’un secteur en voie de transformation où l’implication des habitants est vivement souhaitée ► la présence d’un service d’offre de lecture destiné aux collectivités de la ville : la BRL (Bibliothèque des Relais Lecture) chargée, entre autres, de former les animateurs dans le domaine du livre.

Maillage

Dans le souci de ne pas se comporter en pays conquis, nous demandons un rendez-vous avec l’adjoint à l’enseignement. Surprise de découvrir que celui-ci a mobilisé six personnes pour cette rencontre : l’élue aux cultures, le directeur des Affaires culturelles, un membre du cabinet du maire, la référente culture-éducation-alimentation, la directrice des bibliothèques, la personne chargée des bibliothèques de quartier. Écoute attentive et même intéressée dans une ambiance détendue : nous avons l’aval des bibliothèques. Nous évoquons l’évaluation, la possibilité d’un article dans le prochain bulletin municipal : la ville prend au sérieux nos initiatives, il va falloir se montrer à la hauteur.

Patricia Francillard, directrice de l’école, est réceptive à l’idée d’un projet autour de la BCD même si l’école est saturée de projets. Elle reste sceptique sur l’idée de mobiliser des parents déjà mis à contribution le reste de l’année. Nous devrons écrire notre projet. Un peu déçus par cette réponse administrative, nous saisissons la proposition de la référente du périscolaire. Sensibilisée par les actions menées par FOLIJE, Cécile Logre souhaite instaurer un temps autour de la lecture lors de la pause méridienne avec des enfants volontaires, réunis en petits groupes. Elle en informe son équipe d’animateurs (vivement intéressés). Elle veut impulser un espace ludique et construit autour du livre avec l’accompagnement de personnes rompues à cette activité. Attentive, elle notera tout de suite les retours positifs des élèves et s’empressera d’attribuer un budget pour des acquisitions suggérées par le collectif. Une personne ressource fiable, un soutien sans faille de la part de celle pour qui cette « escapade en littérature » est sa meilleure idée de l’année.

Acquis à l’idée d’entrer par « la petite porte », nous commençons nos interventions lorsqu’une enseignante de CE1 nous sollicite. Impossible de refuser une telle opportunité ! Cette enseignante, qui se plaint que les exigences scolaires ne lui laissent pas le temps de s’occuper de lecture (sic !), ressent suffisamment la nécessité d’un usage authentique de l’écrit pour nous confier 12 de ses élèves, deux fois par semaine (ensemble de la classe). Elle ne paraît pas prête à des révisions significatives concernant ses pratiques de lecture au sein de sa classe ; il faut dire que nous sommes en fin d’année. Quoiqu’il en soit, nous nous félicitons de cette adhésion scolaire à une proposition non scolaire et interviendrons dans les mêmes conditions sur le temps de classe et sur le temps périscolaire.

LANCEMENT

Depuis le mois de janvier, date de notre première rencontre, le terrain a été labouré quand nous commençons nos premières prestations, début mai : 2 groupes de 6 enfants, confiés par les animateurs, sont concernés pendant le premier et le deuxième service de la cantine, (24 enfants par jour de classe). Personne ne se sent vraiment prêt mais tout le monde est impatient de se jeter à l’eau, disponible pour les ajustements et remises en cause qui s’avéreraient nécessaires. Nous proposons de nous communiquer, par mail, le contenu de nos séances, nos impressions, nos difficultés (les passages en italiques qui suivent sont extraits de ces échanges). Nous prévoyons un rendez-vous à mi-parcours pour régulation.

À l’épreuve des faits

La pause méridienne doit rester une pause. Dès les premiers échanges, on est au cœur du sujet : Comment aménager l’espace pour une lecture confort-détente ? Comment, en 30 minutes, agréger réfractaires et volontaires pour faire de l’échange un moment convivial et riche ? Les adultes optent pour des dispositifs peu contraignants (On choisit un numéro d’Astrapi au seul vu de la couverture. Chacun se l’approprie comme bon lui semble), laissent une large part à la liberté des enfants (Dans un premier temps, certains veulent lire seuls et se contentent des illustrations) et s’adaptent (La prochaine fois, j’apporterai plusieurs exemplaires d’un même album).

Des rencontres sous le signe de la diversité. Le choix des lectures se fait en fonction des compétences, des goûts, des centres d’intérêts des adultes intervenants. C’est ainsi que seront abordés des livres d’art, des contes, des auteurs (La Fontaine, Boujon, Corentin, Pommaux, Ponti...), des albums sans texte, des fables en passant par les livres objets, les albums-jeux...

Une rencontre entre des lecteurs est une rencontre entre des personnes. Les choses sont d’emblée clarifiées : ► on est entre lecteurs — Moi je sais déjà lire, déclare un nouveau venu, l’air de ne pas comprendre ce qu’il fait là. — Ça tombe bien, on est là pour lire, pas pour apprendre à lire !, répond l’adulte, ► adultes et enfants ont droit à leur singularité — Je lis de façon compulsive, anarchique, depuis toujours, avec une très nette prédilection pour la fiction, déclare un adulte. — J’aime bien regarder plusieurs fois les dessins animés et j’aime bien aussi relire les livres, note un enfant, ► chacun est autorisé à exprimer rejets et préférences — Vous n’êtes pas obligés d’aimer les lectures que je vous propose, précise l’adulte en introduction.

Bien vite, on s’échange des « conseils d’amis » (Tu devrais commencer par les mangas d’amour, suggère une grande de CM2, approuvée par ses camarades, à l’adulte qui avoue ne pas savoir les lire) et très vite ces face à face impliquent de faire avec ce qui est positif et avec ce qui « dérange » : ► L’enthousiasme devant un album peut laisser percer quelques rivalités. Avides d’exprimer leurs émotions deux filles, sans doute ténors de la classe, rivalisent de talent pour « jouer une scène » à l’image des enfants de l’album, et de la vie, tout simplement. ► Une fille très à l’aise à l’oral, avec tout de même un petit côté « crâneuse », prend en charge la lecture mais ses camarades ont joué le jeu en l’écoutant et en la questionnant.

Un lecteur, une lectrice, c’est une personne, avec son histoire. Certaines rencontres sont particulièrement intenses : « 4 enfants Roms parlent roumain et sont très agités. L’une d’elle parle très peu le français et a du mal à comprendre ce que je dis. Je raconte que mon père était roumain, qu’il est arrivé à 16 ans en France et que ça a été très difficile pour lui de faire sa place car il ne parlait pas la langue. Les enfants ont du mal à me croire, je leur dis le prénom de mon père et aussitôt, leurs yeux s’illuminent et ils le répètent avec un accent que j’avais oublié... Samuel, le seul garçon, me dit qu’il a beaucoup pleuré en arrivant. On parle de langues, de pays, d’origines et je présente Clarinha... un conte des Açores, une histoire d’amour, d’exil et de culture. »

Lire est un acte aventureux... Je suis très frappée par le bonheur qu’ont les lecteurs de Philippe Corentin à se faire mener en bateau. Je les sens déstabilisés avec plaisir. Est-ce le sentiment d’une étrangeté, de quelque chose qui résiste ? Ils semblent percevoir une malice qui les enchante.

... souvent déstabilisant... Drôle au premier regard, l’album Rufus, se révèle vite un album qui grince aux entournures. Rufus est certes un petit cochon drôle et attachant. Les aquarelles teintées d’encre nous invitent à une bien innocente histoire mais, sous l’apparence, sourd quelque chose de douloureux.

... non dépourvu de risques... J’ai apporté 3 exemplaires de l’album L’Ogre et nous passons 30mn à observer les images, surprenantes, inquiétantes, complexes. Ensemble, on repère les indices évoquant la nuit, l’inconnu. Les illustrations créent le malaise en mêlant des images de carnets d’entomologiste à des ombres chinoises, des collages, des effets de lumières braquées et de noir profond, alourdis de la présence d’animaux et d’insectes. Certains enfants sont comme en tension, d’autres trompent leur peur en riant de l’incongruité des situations. Le message de cet album (la peur, la méconnaissance de l’autre, la solitude, la dignité reconnue trop tardivement) m’a semblé ne pas remonter en surface vu la force sidérante des images.

La surprise peut tourner à la désapprobation, voire à une forme d’indignation... Les auteurs ont-ils vraiment tous les droits ? Le souvenir le plus marquant, le plus cher à mon cœur est lié à Bou et les 3 zours où les enfants s’insurgeaient de savoir si un auteur pouvait écrire ainsi... avec des tesselles de vocabulaire empruntées à différents idiomes ! Ce jour-là, je présente Jouer aux fantômes, un texte grave sur la quête quotidienne d’un logement de fortune pour une mère et son fils. Les couleurs tristes, le texte percutant intriguent. Les pourquoi fusent. Les enfants sont désorientés par la froideur de l’histoire. Pour eux, les personnages se doivent d’être heureux, ils me le disent. A propos de l’album L’Arbre généreux, un enfant s’indigne que l’arbre se dépossède de toutes ses pommes. - Moi, j’aurais pas donné toutes les pommes au même ! »

...et ne met pas à l’abri des malentendus tragi-comiques. Plus surprenant est le retour autour d’un album consacré aux migrants où les protagonistes sont des ours blancs (Bienvenus). Lorsque nous évoquons l’alimentation de ces plantigrades je parle de phoque. Des regards scandalisés se braquent sur moi : « Pourquoi tu nous parles mal ? » Ébaubi, je quémande une explication : on me fait un doigt d’honneur.

Bilan intermédiaire

Évaluer ? Comment prétendre mesurer le chemin parcouru par les enfants à propos d’une activité aussi informelle (pas d’obligation de participer, pas d’évaluation) et aussi foisonnante (12 intervenants, une centaine de livres proposés) ? Certains CP ont été déroutés par des albums sans texte car « ils voulaient lire les mots », d’autres ont sonorisé spontanément une randonnée (Par une sombre nuit de tempête) et la BCD a vibré. En dépit d’une certaine dose de frustration, nous assumons le choix d’une expérience foisonnante : « J’ai tenté d’expliciter le message de l’album mais il est infiniment plus riche de faire du sens en croisant les avis ; hypothèses et éclairages de chacun ». Les scores des élèves français aux questions ouvertes de l’évaluation Programme International de Recherche en Lecture Scolaire (PIRLS) signalent le peu d’aptitude des écoliers français à exprimer un point de vue sur leurs lectures. Ce qui est écrit plus haut témoigne que tel n’est pas le cas des élèves concernés par nos interventions. Il serait présomptueux d’attribuer cette compétence à nos séances. Nous pouvons admettre qu’elle a trouvé à s’y exercer.

L’évaluation PIRLS de 2011 pointe aussi le très mauvais score des écoliers français à établir des rapprochements entre leurs lectures et leur expérience personnelle. Les enfants de l’école Sidi Brahim n’ont pas de difficulté à jeter des ponts entre les fictions des livres et « la vraie vie » : « A la suite des lectures des différentes versions du Petit Chaperon Rouge, les enfants ont imaginé des situations folles auxquelles ils étaient susceptibles d’être confrontés ». Quelques adultes incitent à ces rapprochements (« Nous avions constaté que de nombreux enfants connaissaient peu les contes, sauf par les films de Walt Disney. J’ai donc choisi de proposer des albums du Petit Chaperon Rouge à chaque enfant, en mélangeant les versions de Perrault et des Grimm »). Dans ces séances formalisées, les enfants ont tendance à se montrer plus attentifs aux signes graphiques que dans les séances informelles (« D’emblée, les enfants remarquent le jeu typographique avec les lettres du titre sur la couverture. Beaucoup d’enthousiasme à la lecture de COMP’ART ! et des remarques sur la patience de l’auteur qui n’a pas hésité à « découper » aussi précisément les œuvres reproduites ! »). Le lien avec la vie devient quelquefois concret et actif : « Lorsque nous découvrons l’astuce de la mère pour coucher à l’abri tous les soirs, une enfant me dit : « Tiens, j’en parlerai à ma mère car elle est agent immobilier ». Le mal être du personnage et surtout l’incompréhension des adultes par rapport à l’univers de l’enfant ont libéré la parole : « Deux enfants ont évoqué la fréquentation d’un psy et l’importance de dire et d’exprimer son ressenti »... Les enfants ont envie de lire, ils se concentrent sur des détails, ils savent que les choses sont complexes, cocasses et sérieuses. Nombre d’échanges sont riches et « humainement parlants ».

Suite de l’aventure

C’est à travers les « journaux de bord » des intervenants que se dessinent le programme à venir et, en creux, les points de satisfaction et d’insatisfaction, les questions en suspens, l’action en train de se former.

Étoffer le collectif. Notre collectif ne s’est pas ménagé pour respecter un planning difficile à organiser. L’astuce de fixer un quota de « réservistes » pour chaque permanence a permis de résoudre des impondérables. S’il faut étoffer ce groupe, dans quel vivier puiser ? Les militants du livre ne manquent pas sur Grenoble mais œuvrent par ailleurs. C’est une problématique à résoudre si nous voulons tenir la cadence et offrir des prestations de qualité.

Délimiter des espaces. Les lieux de nos interventions sont certes bien délimités (BCD, salle de musique) mais que d’intrusions intempestives lors des séances ! Notre pratique exige un lieu intime où la concentration est favorisée. Un minimum de confort aussi.

Associer des parents. La présence de parents au sein du dispositif a été évoquée dès le début de l’expérimentation. La directrice de l’école avait évoqué leur rôle évident dans les projets de l’école avec la préoccupation constante et partagée d’accompagner les parcours scolaires de leurs enfants. Notre demande étant d’une autre nature, il nous fallait d’abord l’expliciter et l’occasion nous en fut fournie lors d’une invitation au Conseil d’école, après un mois d’expérience. Un temps un peu formel, réduit à une dizaine de minutes en ouverture de séance, laissant des zones d’ombre. Certains parents élus avaient eu des échos via leurs enfants. Peu de questions du côté des enseignants, la crainte de voir les parents renoncer à l’accompagnement aux sorties scolaires en donnant du temps à cette expérimentation, le risque d’une concurrence avec Lire et Faire Lire, déjà présent sur cette école. Un cadre de réunion assez intimidant, peu propice aux échanges mais un passage obligé. Une présence de trois d’entre nous à la kermesse de fin d’année aura complété l’information grâce à la distribution de tracts aux parents pour une réponse attendue à la rentrée. Les candidats ne seront pas légion mais nous maintiendrons cette exigence de présence. Nous imaginons une formule souple de « guidage » avec constitution de binômes : pas de « formation » en littérature de jeunesse, juste le soutien d’une appétence et un compagnonnage de quelques séances pour une implication en douceur. Des parents ont peut-être déjà fréquenté les livres de jeunesse. Sans illusion d’être dans la coéducation, en associant quelques parents nous voulons être vigilants qu’une place ne leur soit pas « attribuée » mais discutée et formalisée sur la base de valeurs communes afin de gagner ensemble une qualité sociale dans la relation école / familles.

Diversifier les propositions. La presse aurait-elle sa place dans ce protocole ? Oui, même si elle ne demande pas les mêmes types de lecture que les albums. Approche sensible, émotions, spontanéité pour les uns et, pour l’autre, immersion dans le réel, distanciation, références historiques, regard critique sur fausses nouvelles et autres complots, connaissance de quelques règles de fabrication, bref de la pédagogie qui n’exclut ni émotion ni plaisir. Se pose alors le problème du corpus : quel choix ? Magazines spécialisés, quotidiens ou hebdomadaires ? Quel coût ? Car le suivi est indispensable.

Passer du temps sur des artistes majeurs. Certaines œuvres, acquises en bibliothèques, restent sur les étagères faute de réunir les conditions d’une large réception. Ainsi en est-il de l’œuvre de Béatrice Poncelet. Un travail d’observation, en petits groupes, est très adapté aux publications de cette fabuleuse artiste. Le cheminement se fait en croisant des indices dans des textes non narratifs, déstabilisants au départ, les hypothèses nourrissent la compréhension et on se sent plus mature en refermant l’album, loin d’en avoir épuisé toutes les facettes. On risque de retrouver ces albums dans les cartons de livres déclassés, faute de les avoir mis en lumière.

Prévoir des actions mobilisatrices. Les interventions périscolaires et scolaires pourraient être différenciées : un moment non contraignant, détendu et convivial d’une part, un souci d’améliorer les capacités de lecture sans jamais perdre de vue que la lecture est avant tout une pratique sociale, d’autre part. Dans l’un et l’autre cas, on pourrait avoir le souci d’aider les enfants à se repérer dans la production en proposant des cycles thématiques (auteurs, genre, thèmes). Envisager une forme de restitution légère pour les adultes et les enfants, en fin de trimestre ou d’année, dans divers lieux, dont Canopé : présentation critique des auteurs et textes qui ont résonné en nous de façon artistique, ludique, poétique, individuelle ou collective (y associer les parents).

Notre initiative a chaleureusement été saluée par l’élu de la ville au Conseil d’école pour cet engagement citoyen offrant disponibilité et compétence sans pour autant se substituer aux bibliothécaires municipales.

À SUIVRE...

Nous connaissons dans cette revue une bonne partie des membres de ce collectif, nous connaissons leurs associations (la nôtre est d’ailleurs représentée), nous connaissons ce qu’ils défendent... alors pourquoi publier ce témoignage ? Peut-être pour ces évidences, si colportées qu’elles se sont désincarnées, détachées de leurs raisons d’être : quand et pourquoi sont-elles nées ? Comment et par qui se sont-elles développées ? Pourquoi ne se sont-elles pas officiellement inscrites dans les politiques publiques malgré leur reconnaissance ? Personne, en effet, ne conteste la nécessité d’un maillage territorial et l’obtention de la moindre subvention dépend de ce préalable. Mais comment se construit un partenariat ? Comment évolue-t-il ? Qu’est-ce qu’il change conjoncturellement et structurellement ? Ici, tout part et tout finit dans la ville (et non pas de la ville). Jamais le groupe ne se départit d’un loyalisme envers les institutions locales et nationales sans inféodation (en filigrane, se lisent les luttes contre les fermetures de bibliothèques et pour une organisation du travail respectueuse des professionnels et des usagers) et cette droiture n’est pas pour rien dans la confiance des élus municipaux (« nous avons l’aval des bibliothèques », écrit Sylviane Teillard). Mais la véritable action prend corps et se transforme sur le terrain où la vigilance règne (possibles abus de pouvoir et disqualifications). Entre professionnels et bénévoles, agents issus d’univers différents (culture, enseignement, loisirs...), spécialistes et parents, les tensions sont palpables mais fermement régulées par un programme communément élaboré : agir ensemble c’est penser ensemble. Et c’est là qu’intervient l’originalité de ce dispositif : on se réunit, on s’écoute mais surtout on s’écrit (plus de 50 000 signes en 2 mois). On décrit ses séances (transparence), on cite ses titres, ses modes de lecture, ses réajustements (transmission), son rapport aux enfants (jamais simple). On voit vivre des adultes et des enfants dans un moment qui les rassemble sans les niveler et produit ces moments de grâce qui renforcent les déterminations : « Il me semble que notre contrat a été rempli et la séance m’a paru très courte et joyeuse ». L’enregistrement de ces observations est irremplaçable car il donne accès au rapport entre transmission et réception, avec suffisamment de détails de toutes natures pour faire figure de document au sens que lui donnent les historiens : ce qui sert à instruire. L’avantage d’avoir à faire à des « routiers » de l’animation culturelle c’est qu’ils ne sont pas naïfs (même s’ils sont enthousiastes) et qu’ils restent vigilants (même s’ils sont bon public). Mais si on voit bien quelle est la place du livre pour eux, du moment où ils le choisissent à celui où ils le présentent et le redécouvrent à travers les regards des plus jeunes, quel sens a cette situation pour les enfants ? Pourquoi les convie-t-on à occuper ainsi leur «  interclasse » ? Comment peuvent-ils s’impliquer dans une action qui espère (c’est en sous texte) influencer les pratiques scolaires et familiales ? Que comprennent-ils de la raison qui peut pousser des humains à s’extraire de l’événement (l’école, l’atelier, le chantier, le bureau, l’usine...) pour lire ensemble (presse, fiction, documentaires, poésie, livres d’art...) sinon « pour tenter de prendre une vue du dessus, l’évidence d’un surcroît de pouvoir sur le monde et sur soi à travers un détour théorique avec le sentiment de l’appartenance à une communauté de préoccupations qui vous pose, au-delà même d’un destinataire, comme un interlocuteur de ce que l’auteur produit. C’est tout cela qui constitue le statut de lecteur ; et c’est à partir de ce statut ; préalable et inconditionnel, que chacun peut développer les réponses techniques qui lui permettent de l’exercer. Le statut précède le savoir » [2] On comprend les réticences des enseignants et des parents qui imaginent la vie si ces actions marginales devenaient sinon la norme du moins une nouvelle façon d’être.

Exemple d’une page de carnet de bord

DU PLAISIR DE SE FAIRE MENER EN BATEAU

Pendant que j’ai lu l’album de Philippe Corentin Machin Chouette, Martin n’a pas arrêté de gigoter, de se tortiller, de changer de place. Je n’ai rien compris, déclare-t-il une fois la lecture finie. Je suggère qu’on s’intéresse au pourquoi du « rien compris » de Martin. On reprend l’album au début. Qui parle ? La petite fille, dit l’une, le chat, dit l’autre, la maman, celui qui raconte l’histoire dit un petit malin, sans que j’arrive à savoir s’il pense à Philippe Corentin ou à moi... On tourne la page sans décider avec toutefois une hypothèse forte sur la petite fille. À la deuxième page, le doute s’accentue : sur l’image, la mère a l’air de parler et certains enfants ne font pas bien la différence entre « qui parle » et «  de qui on parle ». Page 3, c’est le père et la petite fille qui ont la bouche ouverte et c’est encore du chien qu’on parle. Est-ce qu’ils seraient plusieurs à dire des choses sur le chien ? Au fil des pages, il semble bien qu’il s’agisse d’un chien et d’un chat qui se disputent comme chien et chat et que le chat se donne le beau rôle. Est-ce que ça voudrait dire que c’est lui qui parle ? Nous arrivons au beau milieu du livre, ça se confirme : Le chat, c’est moi, on est enfin fixés. Corentin a fini de nous faire marcher et Martin a arrêté de se tortiller depuis quelque temps déjà. J’arrête là, je leur livre mes trois albums de Machin Chouette et quand la séance prend fin, Martin compte fébrilement les pages d’avant la révélation et les compare avec celles d’après.

JUSQU’OÙ EXPLICITER UN TEXTE

À la suite de la lecture de Bon appétit Monsieur Renard de Claude Boujon, les enfants ont décrypté et apprécié les expressions courir deux lièvres à la fois, manger du lion, avoir les yeux plus gros que le ventre. Ils ont reconnu les allusions à la fable du corbeau et du renard et se sont réjouis de l’inversion de la situation au moment où le corbeau nargue le renard. En abordant Pauvre Verdurette ils se régalent à évoquer la fable La grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le bœuf et sont en familiarité avec les princesses, les princes charmants et les vertus magiques de leurs baisers mais quand Verdurette qui elle, ignore tout des princes charmants et des baisers, prend un tracteur pour un prince charmant et que Boujon écrit II était beau, il était grand, il sentait bon le moteur chaud, nous nous amusons (surtout moi, j’en ai peur) sans expliciter une référence qui a peu de chance de parler aux enfants. Je m’abstiens aussi de commentaire quand Boujon continue avec ce superbe engin, et pas seulement par pudibonderie. Je ne sais trop que penser de ces clins d’œil par-dessus la tête des enfants. Je suis un peu gênée par la connivence mais toute référence n’a pas à être explicitée et un texte doit conserver une certaine opacité pour mériter les relectures.

QUI PARLE ?

Avant la lecture de Plouf !, de Philippe Corentin, je demande aux enfants de me dire qui parle. Sans faire obstacle à une lecture fluide, ceci leur permet d’être actifs et attentifs à l’illustration. Chemin faisant, on signale ce qui nous renseigne. Ici, c’est écrit en clair (dit le loup) ; ailleurs, c’est un petit sourire du cochon qui nous confirme que c’est bien lui qui parle aux lapins. À la suite de quoi, quand les enfants lisent librement les autres albums de Corentin à leur disposition, j’en surprends en train de se livrer à la même recherche.

LA FONTAINE, CORENTIN, UNE ÉCOLE DE LA SUBTILITÉ

Rien ne me met mal à l’aise comme d’entendre un jeune enfant parler de narrateur, de récit, de dialogue et même de « niveau de langage ». J’ai l’impression d’entendre un petit singe savant répéter ce qu’on s’est donné beaucoup de mal à lui enseigner à l’école. Pourtant, ce type de notion fait toute la différence entre un lecteur naïf qui prend tout ce qui est écrit pour argent comptant (c’est vrai puisque je l’ai lu dans le journal, sur internet...) et un lecteur averti capable d’interpréter l’intention secrète de l’auteur et il ne fait pour moi aucun doute que ce type de comportement se construit dans l’enfance. Au fil des séances, mine de rien, on aborde ces notions. Quand Corentin commence son histoire C’est encore l’histoire d’un ogre mais celle-là elle est rigolote (L’Ogre, le loup, la petite fille et le gâteau), ou quand La Fontaine prévient le lecteur de ce qui l’attend Nous l’allons montrer tout à l’heure, les enfants perçoivent que l’auteur s’amuse à les interpeller. Quand ces mêmes auteurs naviguent du récit au dialogue en passant par le commentaire, on est à l’école de la subtilité. Quand l’agneau de la fable se défend Que votre majesté ne se mette pas en colère mais plutôt qu’elle considère ou quand un petit crocodile converse doctement avec son père des vertus gustatives des petites filles Certes papa mais il me plairait néanmoins d’y goûter (N’oublie pas de te laveries dents !), la leçon sur les niveaux de langage est inutile. Les enfants l’ont comprise et retenue.

Ouvrages cités dans l’article

Astrapi, magazine de Bayard presse (bimensuel), depuis 1978 ► L’Arbre
généreux
, Shel Silverstein, L’école des loisirs, 1982 ► Bienvenus, Barroux, Kaléidoscope, 2017 ► Bon appétit Monsieur Renard, Claude Boujon, L’école des loisirs, 1996 ► Bou et les trois ours, Eisa Valentin, Ilya Green, L’atelier du poisson soluble, 2008 ► Clarinha, Muriel Bloch, Aurélia Fronty, Didier Jeunesse, 2017 ► Comp’art, Sandrine Andrews, Oskar Jeunesse, 2009 ► Jouer aux fantômes, Didier Lévy, Sonja Bougaeva, Sarbacane, 2017 ► Machin Chouette, Philippe Corentin, L’école des loisirs, 2002 ► N’oublie pas de te laver les dents !, Philippe Corentin, L’école des loisirs, 2009 ► L’Ogre, Karim Ressouni-Demigneux, Thierry Dedieu, Rue du Monde, 2007 ► L’Ogre, le loup, la petite fille et le gâteau, Philippe Corentin, L’école des loisirs, 1995 ► Par une sombre nuit de tempête, Bill Martin, Barry Root, Mijade, 2005 (réédition) ► Pauvre Verdurette, Claude Boujon, L’école des loisirs, 1993 ► Plouf !, Philippe Corentin, L’école des loisirs, 1991 ► Rufus à l’école, Kim T. Griswell, Valeri Gorbachev, Circonflexe, 2015

« On lit, on cause et on en recause »

[1« L’institution des lecteurs », Jean-Marie PRIVAT, Pratiques n°80,1993

[2« Madani ira-t-il à Paris ? », Jean FOUCAMBERT, AL N°17 page 26