Article

« Gauss toujours ! »

Jean FOUCAMBERT

Il faut que la recherche de la vérité soit elle-même vraie : le moyen fait partie de la vérité aussi bien que le résultat.

Quels sont les résultats sociaux de l’enseignement de la lecture globalement dispensé depuis plusieurs décennies et quelles propositions en tirer pour éclairer le débat politique ?

Il semble peu contestable que l’abandon des vieilles méthodes qui avaient fait leurs preuves avant la Première Guerre mondiale n’a pas empêché, après la seconde, la massification de l’enseignement secondaire et la réussite en 2005 de plus de 60% d’adolescents au bac, soit un facteur 12 par rapport à 1925 et 3 par rapport à 1970 [1]. L’historien le plus neutre se contentera d’observer que les 2 phénomènes (généralisation des méthodes mixtes et élévation du niveau de certification scolaire) s’observent sur la même période mais évitera d’en conclure à une éventuelle causalité, compte tenu de multiples autres facteurs simultanés. C’est plutôt sur 60 ans, dira-t-il, une société qui a globalement évolué, qui a du même coup transformé son rapport à l’écrit, qui a adapté en conséquence les moyens d’y accéder... Tout cela marche ensemble et forme un tout. L’humanité sait régler les problèmes qu’elle se pose. Que faire alors pour qu’elle s’en pose de bons ?! En effet, force est de se demander si ceux qui, aujourd’hui, veulent en revenir à « la douceur des lampes à huile » reproche bien à l’électricité de faire obstacle au progrès social ou au contraire d’y participer trop efficacement.

Faire obstacle ? Oublierez-vous, diront les zélateurs de « la marine à voile », les 15% d’entrants en 6ème qui ne parviennent pas à identifier un mot même à travers l’exercice de la correspondance graphophonologique ? Pour conseiller le Ministre, ils se sont pourtant bien gardés de vérifier s’ils provenaient effectivement des 15% de classes dont les pratiques sont les plus éloignées de l’orthodoxie alphabétique ! Il semble au contraire que ces mal alphabétisés se recrutent dans toutes les classes, moins dans les beaux quartiers mais quand même, plus ailleurs mais quoique... Voilà déjà longtemps que les statisticiens ont montré que les poids des cigarettes produites par une machine automatique se répartissent de part et d’autre de la moyenne selon une loi dite « normale ». Et que 15% d’entre elles auront « normalement » un poids inférieur de plus d’un écart-type à la moyenne recherchée. Somme toute, les « ratés » de tout dispositif de production.

Y participer ? Jetons préalablement un œil à l’autre extrémité de la fameuse courbe : du côté des ratés « positifs », ceux dont le poids excèdent la moyenne de plus d’un écart-type. On rencontre là encore 15% d’entrants en 6ème dont les évaluations de la DEP disaient curieusement en 98-2000 qu’ils possèdent des compétences « remarquables » parce qu’ils sont capables de comprendre ce qu’un texte « veut » dire et accèdent à son implicite et aux modalités de son fonctionnement. Aussi, afin de comprendre l’effet des méthodes de lecture utilisées depuis plusieurs décennies, convient-il de regarder au centre de la courbe ce qui leur est statistiquement imputable, les 70% d’entrants en sixième qui se situent à moins d’un écart-type de part et d’autre de la moyenne, et non les cigarettes « ratées », qu’elles soient trop légères (ne maîtrisant pas les compétences de base) ou trop lourdes (faisant preuve de compétences qui sont remarquables précisément parce que le reste de la population n’en dispose pas). Les évaluations de la DEP décrivent ces 70% en les répartissant à égalité entre ceux qui parviennent à repérer les constituants d’un texte (sans réussir toutefois à les faire tenir ensemble de manière cohérente) et ceux qui parviennent à mettre en relation plusieurs de ces informations explicites pour construire du sens (sans établir toutefois un lien entre cet explicite et l’intention et les moyens de l’auteur). En clair donc, en comptant les ratés négatifs, 85% des entrants en 6ème ne disposent pas de cette dimension critique que se flatte d’exercer avec délectation tout bel esprit [2], notamment lorsqu’il parle de lecture. Puis, on a demandé à la DEP de ne plus rendre publics ces résultats.

Ce qu’ils révélaient précisément, en les calant à droite sur ceux du bac, c’est qu’il est tout à fait possible d’obtenir ce diplôme sans maîtriser, à l’écrit, les outils qui permettent de lire entre les lignes [3] : 75% des lauréats sont dans ce cas... Nombreux sont ceux qui proclameront alors que le niveau a baissé, ne serait-ce que pour témoigner qu’ils ont, eux, acquis les moyens de cette liberté intellectuelle. On a envie de leur renvoyer ce qu’Éric Chevillard écrit d’un inspecteur général du 19ème siècle, en outre membre de l’Académie : « Vilain cafard, bon élève par défaut d’imagination et servilité naturelle, doué par ailleurs de la phénoménale mémoire des pauvres d’esprit dont le cerveau est cousin des mousses et des éponges [...], la souplesse de son échine est un objet d’envie pour les couleuvres et les limaces qui rampent sous Louis-Philippe ». Finalement, ce que confirme le niveau de maîtrise de l’écrit dont dépend, hier comme aujourd’hui, l’obtention du baccalauréat, c’est qu’un dispositif d’instruction, hier comme aujourd’hui, n’est décidément pas là pour susciter des questionnements intellectuels susceptibles d’encourager le citoyen à devenir capable de compliquer l’exercice de la « démocratie » qui l’a mis en place...

Lorsque l’objectif est (au mieux) de doter les forces productives des savoirs minimums sans que leur exercice puisse menacer les rapports sociaux établis, la démarche pédagogique, on le comprend mieux aujourd’hui, consiste à commencer par le simple et non par le pertinent. La droite, et les « experts » qui la soutiennent, font donc simplement leur travail car, les délocalisations le prouvent, on doit pouvoir augmenter encore les profits en faisant baisser la qualification d’une grande partie des forces productives. Mais ce qui est préoccupant dans la perspective d’une « après droite », c’est – sous couvert de dénoncer le retour à la machine alphabétique stricte – de donner à croire que le dispositif actuel (qui ne s’en distingue que sur des modalités) est satisfaisant et qu’il convient seulement d’en renforcer les présupposés. Améliorer « la machine » afin de diminuer le pourcentage de ses ratés normaux ne permet que de resserrer les performances autour de la moyenne, en réduisant l’écart type. Mais cette moyenne reste la même. En clair, il y aura simplement moins d’élèves à ne pas réussir à identifier des non-mots et aussi moins d’élèves à accéder à l’implicite des textes !

Est-ce cela qu’on cherche « à gauche » ? L’état du monde ne devrait alors rien à la malchance mais à la trahison ou à l’incompétence. Il ne peut se transformer que si ceux dont l’existence est mise au pillage parviennent à construire et à faire valoir le point de vue qu’exige leur réalité. La bataille pour la maîtrise des outils intellectuels nécessaires à cette construction a été, de tout temps, un enjeu politique déterminant. Aujourd’hui plus que jamais. Le choix, au 19ème siècle, de l’alphabétisation comme dispositif d’instruction imposé au peuple (contre l’expérience qu’il s’était forgée d’une rencontre de l’écrit comme outil immédiat des luttes), puis son évolution depuis les années 50 à travers l’apport des méthodes mixtes (rebaptisée aujourd’hui intégratives - voire « explicites »), aboutit aux résultats du baccalauréat que nous connaissons. Il faut s’en réjouir. Mais quid du rapport à l’implicite où se reconnaissent la maîtrise d’un langage et la liberté de penser qu’il autorise ? Le vrai bilan d’un siècle d’enseignement de l’écrit comme notation de l’oral est moins que 15% des adolescents identifient toujours mal des mots écrits mais que 80% de ceux qui y parviennent s’en tiennent au mieux à ce que le texte dit, faute de pouvoir construire ce que son auteur veut dire et débattre de ses moyens. La cause n’en réside pas dans une quelconque impuissance intellectuelle des apprentis mais dans la volonté du système de s’en tenir à une démarche pédagogique qui refuse de rencontrer le langage écrit, comme n’importe quel langage, par la complexité des opérations intellectuelles spécifiques qu’il rend possible. Ce n’est pas en mentant grossièrement sur les résultats des rares recherches qui œuvrent en ce sens que les experts – eux-aussi « dominants » – font progresser la maîtrise d’un outil de pensée dont dépend directement l’efficacité d’une démocratie. Autant le savoir à l’aube d’une nouvelle campagne électorale.

« Gauss toujours ! »

[1Notons qu’en 1925, seulement 48% des enfants scolarisés dans le primaire (95% d’une classe d’âge) obtenaient le fameux certificat d’études. Dans les années 60, le niveau moyen de certification académique de la population française était encore légèrement inférieur à ce diplôme.

[2Les statistiques dans le secondaire montrent que l’amélioration (faible) des performances moyennes au-delà de la 6ème est davantage due à l’éviction progressive des élèves les plus faibles qu’au renforcement technique de ceux qui s’y maintiennent. On peut donc considérer que les capacités en lecture évaluées à l’entrée en 6ème donnent un éclairage significatif sur le minimum nécessaire dans l’enseignement secondaire.

[3Précisons encore qu’il s’agit du niveau de maîtrise d’un outil (le langage écrit) lié à la manière de l’avoir appris et de l’exercer et non d’une capacité générale. Songeons modestement à l’esprit critique dont nous faisons preuve en présence d’une démonstration mathématique...