Éditorial

« À chacun son... »

Michel PIRIOU

Prenez soin du sens, les sons prendront soin d’eux-mêmes. (Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles)

Aujourd’hui, nos experts n’hésitent-ils plus à faire les sons qu’ils savent attendus pour être entendus voire encensés, quand ils parlent de pédagogie de la lecture ? Comment comprendre autrement l’insensé ?

Chacun imagine, ne serait-ce qu’un peu, que tout système éducatif s’efforce de pallier l’injustice, de renforcer la cohésion sociale, de conforter la démocratie, la tolérance, la liberté, la confiance en soi ; et en autrui. On espère encore que l’école ne sert pas à classer les individus, à sélectionner les dociles qu’on nommera l’élite et à normaliser les autres. C’est dans cette perspective qu’il serait de bon ton de réclamer des moyens pour l’action, pour la recherche, pour une Recherche-Action qui associe ces deux volets et ne sépare pas, surtout en matière d’éducation, ceux qui n’auraient qu’à faire de ceux qui n’auraient qu’à dire comment – sans faire. Sans avoir fait, sans devoir faire.

On sait pourtant, depuis le 19ème siècle, que l’école n’est pas un outil étranger à la violence des rapports sociaux : elle répond à des besoins que la classe dominante présente comme universels. Son système se fait fort de civiliser le monde ! Faites-lui confiance ! N’est-il pas bon que tous les membres d’une société en partagent les valeurs ? Et n’est-il pas juste que les meilleurs qui les définissent ? Ceux précisément qui ont le mieux réussi dans un système scolaire efficace pour sélectionner le « capital humain » dont l’économie a besoin... C’est pourquoi on ne s’y prendra jamais assez tôt pour donner du son aux enfants du peuple en assurant leurs parents qu’ils accèderont ainsi à ce qui est entre les lignes. La récurrente « question des méthodes de lecture » recouvre la réalité de l’enjeu politique de l’éducation : celui du pouvoir que les citoyens seront susceptibles de prendre sur le pouvoir.

On dit Stanislas Dehaene [1] brillant. Aussi serait-ce lui faire injure que de le prendre au mot lorsqu’il affirme aux enseignants : Une fois que le décodage commence à se mettre en place, la compréhension du message doit être l’objectif suivant. Cette étape ne pose pas de difficulté si l’enfant a compris le « triangle de la lecture », c’est-à-dire la nécessité de décoder de façon systématique, sans deviner : d’abord identifier les lettres, ensuite les transcrire en sons, et enfin « écouter » ce qui est dit, en se servant du vocabulaire oral déjà connu... Sûr que ce savant du cerveau n’ignore pas que près de 80% du vocabulaire et de la syntaxe que l’enfant rencontre à l’écrit sont étrangers à l’univers de sa communication orale vernaculaire. Quand apprendra-t-il à en faire quelque chose ? Ni que cet enfant, dès sa naissance, n’a jamais d’abord isolé des phonèmes puis des sons vides puis identifié des mots univoques mais – d’abord et directement – entrepris l’interprétation d’une situation globale (oh ! le vilain mot...) dont il est, dès la première minute, un acteur, interprétation qu’il ne cessera plus jamais d’utiliser pour affiner des hypothèses quant aux fonctions des éléments linguistiques qui y participent.
Un objectif légitime, ajoute le savant amplissime, est qu’en fin de CP, l’enfant
maîtrise cette boucle et puisse donc lire tous les mots et les phrases qu’il connaît à l’oral, et ce, dans les deux acceptions du mot « lire » : prononcer le mot écrit à haute voix, comprendre de quel mot il s’agit et à quoi il fait référence
. Il n’y a alors que deux explications : soit S. Dehaene ignore (ou méprise) la formidable puissance intellectuelle dont l’enfant se dote dès les premiers moments de son implication dans le monde (et notamment à travers la fonction analytique des différents langages qui y sont à l’œuvre) et il pense en conséquence qu’il faut, à l’école, lui enseigner ce monde de manière synthétique ; soit il redoute les effets de cette invention et joue alors le rôle domesticateur qu’on attend de lui... Dans les deux cas, les neurosciences font fausse route !

Et les nouveaux programmes s’échelonnent au gré des passages des ministres qui, eux, savent pourquoi ils sont là. Depuis quelques années, la mode est au vintage. On fait du « neuf » avec de l’ancien. On convoque les vieilles recettes au nom de la Science. Et les résultats aux évaluations sont au carantage. L’AFL propose sa contribution au débat mais n’est pas entendue. Ainsi,« La boîte à idées » de l’UMP reprend les idées de Dehaene et prône un pilotage du système scolaire basé sur la prescription des « méthodes qui ont fait leur preuve » via les outils qui les incarnent (manuels, logiciels, guides méthodologiques, fichiers, etc.). Selon l’UMP, le CNESCO [2] pourrait être l’institution qui prescrira les modalités du travail des enseignants. À la place sans doute du Conseil Supérieur des Programmes. Le même CSP qui constatait audacieusement que plusieurs méthodes d’enseignement étaient compatibles avec les acquis de la recherche, à l’exclusion toutefois de la méthode « idéo-visuelle » qui interdirait le travail systématique sur les correspondances phonème/graphème. Même R. Goigoux [3] ose affirmer que Dehaene et Deauviau [4] font l’apologie de la méthode syllabique au CP sans fondement empirique sérieux : l’étude par assignation aléatoire dirigée par Gentaz en 2010-2011 a révélé que la syllabique n’apportait aucune amélioration en ZEP et l’étude de Deauviau présente de tels biais qu’elle est totalement discréditée sur le plan scientifique (absence de pré-test, enquête conduite par les membres de l’équipe des auteurs de la méthode de lecture, aucun contrôle des pratiques effectives en classe, suppression de classes « déviantes », etc.).

L’opinion enseignante mise elle aussi sur la continuité phonologique. Il est vrai que depuis 1998, l’ONL insiste sur l’impossibilité de faire autrement. Les ministères successifs sont toujours plus injonctifs. La gauche ne va pas à contre courant de son électorat. À croire qu’elle n’est plus au fait de la dimension éminemment politique de la lecture, de sa nature et de ses enjeux. Quel sens attribuer au suffrage universel, à la souveraineté populaire, à la représentation, à la vie démocratique en général, quand on connaît les piètres performances de notre système d’éducation pour former de véritables utilisateurs d’écrit ? Quelle volonté d’en démocratiser l’usage pour ce qu’il est véritablement : l’outil de production de nouveaux savoirs, de nouvelles manières de penser le monde, de le conscientiser, de le transformer ?

Le corps social est constitué d’une majorité d’alphabétisés et d’une minorité de lecteurs dotés de tous les pouvoirs qu’autorise la maîtrise savante de la langue écrite. Il semble tout naturel d’une part que ces équilibres restent en l’état, au profit des dominants, et d’autre part que les dominés s’approprient par inculcation la culture des dominants et la légitiment implicitement, ruinant à l’avance tout espoir d’émancipation. Et Jules Ferry n’a pas assuré autre chose : « Ceux qui sont plus forts sur le mécanisme ne comprennent rien à ce qu’ils lisent, tandis que les nôtres comprennent. Voilà l’esprit de nos réformes » [5]. Ainsi fermera-t-on enfin l’ère des révolutions...

L’AFL a décidé de réagir avec ce numéro en forme de Manifeste pour alerter le public et proposer ses contributions... On revient d’abord sur la spécificité du langage écrit, de la raison graphique au sens de Goody. On y aborde ensuite ce qu’est l’activité de lecture, on approfondit les aspects techniques. On rappelle nos propositions d’organisations pédagogiques. On suggère pourquoi ça résiste.

« À chacun son... »

[1Le professeur au collège de France. On lira dans le numéro 101 de notre revue une réaction édifiante de Jean Foucambert à ces travaux.

[2Conseil national d’évaluation du système scolaire

[3Il n’a pas tout oublié de ses premiers pas à l’AFL

[4Jérôme Deauviau, sociologue à l’Université de Versailles, Saint Quentin en Yvelines

[5Congrès pédagogique des instituteurs du 19 avril 1881