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« Le voyageur et la tour, le lecteur comme métaphore » (Alberto Manguel)

Lu par Thierry OPILLARD

« LE VOYAGEUR ET LA TOUR, LE LECTEUR COMME MÉTAPHORE », ALBERTO MANGUEL, ACTES SUD, 156 p., 18€

Le lecteur est-il « un aventurier, un explorateur, un intrépide navigateur » (de son texte et des contrées géographiques et intellectuelles qu’il propose) ou un casanier, un solitaire dans sa tour d’ivoire ? Telle est la question qu’explore Alberto Manguel dans son dernier ouvrage.

En faisant appel de façon toujours aussi érudite à une multitude d’auteurs de sa bibliothèque, il explore la métaphore qui depuis des siècles compare le lecteur à un voyageur et le livre à un espace vierge à découvrir.

L’émergence de l’écrit dans l’histoire de l’humanité, issue de la nécessité de comprendre et de maîtriser les bouleversements vécus à partir du néolithique, a profondément remanié les précédentes représentations du monde ; après avoir cherché leur voix dans l’oralité, les humains cherchent leur voie dans les écrits, lieux représentés de leurs nouveaux espaces de vie et de voyages. La matérialité de l’écrit a permis l’imprégnation et la rumination intellectuelle d’univers, de théories, véhiculées aussi bien par les fictions que par les écrits des sciences dures et des sciences humaines, qui ont opéré une manière de calque entre les structures mentales et les structures géographiques du monde. Les livres se vivent métaphoriquement comme des voyages dans le monde, comme des tentatives de le cartographier : l’écrit pour comprendre le monde.

Ce qu’il dit du livre, il le dit aussi pour la bibliothèque : « Une bibliothèque n’est pas faite pour se retrouver, mais pour se perdre ; tout lecteur construit sa cartographie dans une bibliothèque, au fur et à mesure qu’il l’utilise. Les bibliothèques appartiennent à la catégorie des géographies imaginaires. » (La grande librairie, diffusé le 20-03-2014, France 5)

C’est tout le rapport qu’entretiennent les humains avec le temps et l’espace qui a été transformé par les espaces et les temps imaginaires infinis qu’a ouvert l’accès à l’écrit. Et le chapitre consacré aux nouveaux espaces ouverts par l’Internet et la numérisation systématique annonce encore de nouveaux bouleversements, notamment la perte ou l’oubli d’un type de lecture fondamental, la lecture approfondie ; « La lecture vous met le nez dans la réalité. La lecture, et j’entends bien la lecture des œuvres littéraires, des œuvres qui permettent de rentrer et approfondir, vous ouvre toutes les fenêtres et toutes les portes sur la réalité, mais la réalité profonde du monde. Être lecteur est une façon de prendre sa responsabilité en tant qu’être humain. » (La grande librairie, idem). Les lettrés sont investis de ce pouvoir de voir et de donner à voir des mondes sur le monde, avantage et responsabilité déterminants vis-à-vis de ceux pour qui la vie est inintelligible.

De nombreuses réflexions sur la lecture, ses effets sur le lecteur, le rapport qu’entretient le lecteur avec ses ouvrages, avec lui-même et avec la réalité qui l’entoure ; roboratif et indispensable pour qui pense que la lecture est une évolution majeure dans l’histoire de l’humanité.