Dossier : « Autour des politiques publiques de lecture »

« À qui appartiennent les bibliothèques ? »

Bernard FRIOT

Il y a quelques mois je me suis inscrit à la médiathèque de la ville où j’habite depuis peu, et comme dans TOUTES les médiathèques où je me suis inscrit au cours de ma vie itinérante, j’ai ressenti un profond malaise.
Comme partout, l’inscription n’a été qu’un moment bureaucratique. On m’a fait remplir une fiche (nom, prénom, adresse, etc), j’ai du prouver que j’étais résident de la commune, et voilà. Ah si, on m’a demandé ma profession et j’ai bravement écrit : auteur et traducteur, mais cela n’a pas suscité la moindre curiosité de la part de l’employée.

C’est que à ses yeux, je ne suis qu’un « usager » de plus, pas une personne. Elle ne m’a pas demandé d’où je venais, pourquoi je m’inscrivais à la médiathèque, ce que j’en attendais, quels étaient mes intérêts de lecteur, mes passions, mes compétences. Elle ne m’a même pas proposé de me faire visiter la médiathèque. Suffisait bien, n’est-ce pas, le dépliant qu’elle a glissé sur le comptoir (c’était avant l’épisode COVID 19) qui contenait un plan succinct des lieux en plus des indications habituelles : heures d’ouverture (réduites et difficiles à mémoriser comme dans toutes les médiathèques françaises, règlement, conditions d’emprunts). Sec comme un pain rassis.

Je n’attendais pas un accueil particulier, parce que je suis écrivain, que je suis en tant que tel souvent invité dans les médiathèques pour des rencontres, des ateliers, des conférences. J’attendais l’accueil qu’on devrait réserver à tout nouvel inscrit. L’accueil d’une personne par une personne, et non l’accueil d’un usager par un employé. Ou, autrement dit : l’accueil d’un nouveau membre d’une communauté par un membre plus ancien et — accessoirement — salarié de cette communauté.

Mais ce n’est pas le statut qui est réservé aux « usagers ». Ils ont beau financer les médiathèques par leurs impôts, ils n’y sont pas citoyens, car la démocratie n’existe pas dans les institutions culturelles, pas plus dans les médiathèques que les théâtres, les salles de concerts ou les musées financés par l’argent public.
C’est tout le problème des relations entre professionnels de la culture et non professionnels qui est posé. lit différence de statuts divise alors même que la culture est sans cesse vantée comme un moyen de créer du lien social.

Un exemple : j’ai eu l’outrecuidance de demander dans plusieurs médiathèques à consulter « Livres hebdo ». Cela m’a toujours été refusé. Question : pourquoi ?
Réponse : c’est une revue professionnelle réservée au personnel. J’ai repéré dans le fonds de ma nouvelle médiathèque un ouvrage sur les animations pour la jeunesse en bibliothèque. J’ai bien lu que le livre n’était pas en prêt, mais j’ai poliment sollicité la permission de le consulter. Toujours la même réponse : réservé au personnel.

C’est nier les compétences singulières des lecteurs qu’ils pourraient mettre au service d’autres lecteurs. Je ne dis pas cela parce que je suis écrivain et que je pourrais faire profiter la médiathèque de mes contacts dans le monde de l’édition ou animer (gratuitement) des ateliers. Un lecteur boulanger pourrait donner son avis pour l’acquisition de livres relatifs à sa profession. Un policier ou un magistrat ont sûrement une lecture particulière et intéressante des romans policiers. Un menuisier d’origine chinoise pourrait aider à la conception de nouveaux rayonnages et donner l’adresse d’un calligraphe pour un projet d’exposition sur les écritures. Une présidente d’association de quartier pourrait organiser une rencontre avec les bibliothécaires et les membres de son association.

Mais non, les médiathèques, comme les autres institutions culturelles, et comme l’École, les administrations et les entreprises souffrent d’une organisation hiérarchique assignant à chacun une fonction et un rapport de dépendance. Et comme il n’y a pas de contrepouvoir, pas d’associations des « usagers » des bibliothèques ou des théâtres, et encore moins des « non-usagers », la participation des citoyens aux institutions culturelles est limitée à la seule consommation de l’offre décidée par les professionnels (et encore pas tous : il est rare que le concierge soit consulté sur le programme d’animations de la bibliothèque où il travaille).

Il y a pourtant, heureusement, des contrexemples.
Je pense à cette bibliothèque d’un village de Bretagne où un groupe d’ados volontaires dispose d’un budget pour acheter librement livres, films, musiques de leur choix. A Montreuil également les ados du club Lékri Dezados peuvent participer à la sélection des ouvrages à acquérir.

Je pense à cette ville rurale de lorraine où, un jour par an, les lecteurs inscrits, parrainent amis, connaissances, voisins et leur font découvrir les ressources de la médiathèque. Ils restent ensuite leurs « correspondants », les accompagnent si nécessaire, font le lien avec la médiathèque tout au long de l’année.

Je pense à cette médiathèque d’une ville ouvrière où qui veut peut venir manger avec les bibliothécaires et utiliser le micro-ondes du coin cuisine pour faire réchauffer son repas.

Je pense à cette médiathèque de quartier d’une grande ville où des groupes de lecteurs, sans cesse renouvelés, sont associés, dans des groupes thématiques, à l’achat des documents. Avec les bibliothécaires, ils examinent les nouveautés, sélectionnent, décident.

Je pense à la bibliothèque Louise Michel, à Paris où, sur proposition d’une lectrice, est proposé un atelier de tricotage parce que « la bibliothèque est le lieu de tous les savoirs », y compris des savoirs pratiques qu’on peut échanger et transmettre.

Je pense à cette bibliothèque italienne, à Fano, où un groupe de lecteurs anime un club cinéma pour faire vivre le fonds de « nanars » légué par un lecteur décédé et organise deux fois par mois le visionnage commenté d’un film.

Il est intéressant de noter que ces deux dernières bibliothèques ont pensé et inscrit la participation des lecteurs dans leur projet en des termes assez proches.

Une des responsables de la bibliothèque Louise Michel déclare dans une vidéo présentant le fonctionnement de son établissement : « Impliquer les usagers dans les activités et le fonctionnement de la bibliothèque, ça suppose de la part de l’équipe un état d’esprit et un positionnement particuliers : faire participer le public, cela implique d’accepter de la part du bibliothécaire qu’il ne soit pas le seul détenteur d’une forme de savoir qu’il serait chargé de mettre à portée du public. C’est sortir du rôle de prescripteur pour se dire que chaque usager peut contribuer à l’enrichissement de la bibliothèque à sa façon, de par ses propres connaissances, ses savoir-faire, son expérience de vie, ses compétences professionnelles ou ses hobbys. (...) La bibliothèque est un lieu d’émulation, d’échange, de débat, de rencontre, de mise en valeur de la culture de chacun, sous toutes ses formes. [1] »

Dans la charte distribuée aux lecteurs de la bibliothèque de Fano, on peut lire :
« Les bibliothèques promeuvent la participation des lecteurs et des citoyens à l’organisation des services (de la médiathèque) et à la vie culturelle de la communauté. Chaque usager ou association d’usagers peut formuler des suggestions, présenter des réclamations, envoyer des mémoires ou documents, disposer d’un espace pour informer de ses propres propositions de lecture et de ses initiatives culturelles. »

On relèvera les termes « citoyens » et « communauté » qui incitent à élargir la réflexion : la bibliothèque
n’appartient ni aux bibliothécaires ni à ceux qui la fréquentent. Elle appartient à tous les citoyens, puisqu’ils la financent par les impôts et les taxes, et même ceux qui n’y mettent jamais les pieds devraient être consultés. On sait que le fait de ne pas s’inscrire à la bibliothèque n’est pas toujours un choix délibéré, mais le résultat de toutes sortes « d’empêchements », d’obstacles matériels, géographiques, temporels et surtout culturels. Par mille signes subtils (localisation, aménagement, organisation, horaires, choix des documents, communication, programme d’animations) les bibliothèques désignent leur public, c’est-à-dire qu’elles s’adressent à des citoyens qui comprennent le langage qu’elles parlent et en excluent d’autres, involontairement, qui ne sentent ni concernés, ni attendus.

Il est temps que toutes les institutions culturelles, et d’abord les médiathèques, qui sont les plus fréquentées et, malgré tout, les plus ouvertes, s’interrogent sur leur fonctionnement et deviennent des lieux de démocratie. Il ne suffit pas de proclamer que la culture « fait lien », il serait bon de le prouver, chaque jour, et repenser les relations entre professionnels et « amateurs ».

« À qui appartiennent les bibliothèques ? » (pdf)