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« Nous lisons dès notre venue au monde... »

Dominique RATEAU

« Tous nous nous lisons nous-mêmes et lisons le monde qui nous entoure afin d’apercevoir ce que nous sommes et où nous nous trouvons. Nous lisons pour comprendre ou pour commencer à comprendre. Nous ne pouvons que lire. Lire presque autant que respirer est notre fonction essentielle. »

Alberto Manguel, Une histoire de la lecture, Actes Sud, 1998, p.20. Traduction de l’anglais Christine le Bœuf

« La créativité, c’est conserver tout au long de la vie une chose qui à proprement parler fait partie de l’expérience de la première enfance : la capacité à créer le monde. »

Donald. D. Winnicott, Jeu et réalité — l’espace potentiel, Folio essais, Gallimard 1975

Dominique Rateau, présidente de l’Agence Quand Les Livres Relient (et membre de l’AFL), a une longue expérience de lecture avec les tout-petits, avec les bébés. Ça semble si naturel aujourd’hui et pourtant combien de luttes conjointes ont été nécessaires pour rendre les livres essentiels avant de savoir lire. Cet article retrace ce qu’il a fallu de volonté, de travail et de paroles pour que le bébé soit reconnu comme une personne, avec ses besoins de mots et d’images. Au moment où on présente la scolarisation à 3 ans comme un facteur de lutte contre les inégalités scolaires, comment accueillir les tout-petits, sinon avec les histoires qu’ils connaissent déjà et toutes les autres qui renforceront leur pouvoir de nommer, d’interroger, de rêver en humains ?

Lire presque autant que respirer est notre jonction essentielle écrit Alberto Manguel.

Cet écrivain, essayiste, traducteur énonce que la lecture est « une fonction qui nous est commune à tous » et que « lire des lettres sur une page n’est qu’un de ses nombreux atours. »

Et pour préciser son point de vue, le donner à voir, entendre, sentir, goûter, éprouver... Alberto Manguel cite des exemples durant une demi-page et parmi eux : « L’astronome qui lit une carte d’étoiles disparues ; l’architecte japonais qui lit le terrain sur lequel on doit construire une maison afin de la protéger des forces maudites ; le zoologue qui lit les déjections des animaux dans la forêt ; [...] les parents qui lisent sur le visage du bébé des signes de joie, de peur ou d’étonnement, le devin chinois qui lit des marques antiques sur une carapace de tortue, l’amant qui lit à l’aveuglette le corps aimé, la nuit, sous les draps ; [...] le fermier qui lit dans le ciel le temps qu’il va faire... » Pour conclure de cette façon : « Tous partagent avec le lecteur de livres l’art de déchiffrer et de traduire des signes. »

Au début des années 80...

C’est seulement au début des années 80 qu’ont été initiées les premières actions structurées inscrites à la fois dans le champ de la culture et dans celui du social qui visaient à permettre la rencontre des très jeunes enfants de moins de trois ans et des familles avec la musique, les livres d’images, et au-delà avec les arts et la culture. Et nous devons beaucoup aux deux associations pionnières que sont A.C.C.E.S Actions culturelles contre les exclusions et les ségrégations [1] et Enfance et Musique [2].

A.C.C.E.S est née des suites d’un colloque intitulé « Apprentissage et pratique de la lecture à l’école » [3] organisé à Paris les 13 et 14 juin 1979 par la Direction des écoles du Ministère de l’Éducation auquel avait participé le psychiatre psychanalyste René Diatkine [4] qui fut un des membres fondateurs d’A.C.C.E.S. L’idée essentielle de cette association était de permettre à de très petits enfants — avant l’âge de l’école maternelle — et à leurs familles de rencontrer là où ils se trouvaient des albums de littérature jeunesse et avec eux, la langue du récit.

Enfance et Musique est issue d’un travail de terrain mené sur le département de Seine Saint-Denis grâce à l’énergie et au soutien de Jacqueline de Chambrun [5] alors médecin-chef du service départemental de la PMI qui a œuvré pour favoriser la rencontre entre les acteurs du champ social et du monde artistique afin d’améliorer les conditions d’accueil du très jeune enfant et de sa famille. Enfance et Musique affiche encore aujourd’hui sa volonté de promouvoir la place de l’art et de la culture dans les politiques d’action sociale et familiale en direction de la petite enfance.

Au fil des années, partout en France des projets sont nés et de nouvelles actions ont été initiées, portées par des associations ou des institutions issues de différents champs -accueil de la petite enfance, livre, arts, culture, soin, social,... Partout des partenariats se sont tissés et une dynamique s’est installée entre professionnels d’horizons différents. (Jette dynamique locale, souvent financée par les Caisses d’allocations familiales et les collectivités territoriales, a été encouragée au niveau national par la signature en 1989 d’un protocole d’accord entre deux ministères [6] celui du ministère de la culture, de la communication, du bicentenaire et des grands travaux et le secrétariat d’État auprès du Ministre de la solidarité, de la santé et de la protection sociale chargé de la famille — qui afficha alors le désir de mener une politique commune visant à favoriser l’éveil culturel et artistique du jeune enfant.

Un contexte

Rien ne nait de rien. Il y avait eu avant les années 80 des personnes et des groupes qui avaient agi et travaillé pour permettre l’accès de tous aux arts, à la culture, à la connaissance, à la lecture, à la langue, aux langues, à la pensée, aux rêves...

Des personnes et des groupes s’unissant pour lutter contre les exclusions sociales, culturelles, pédagogiques... et contre toutes les précarités.

Des personnes et des groupes qui, forts de leurs expériences de terrain et de leurs connaissances théoriques, avaient porté des visions sinon révolutionnaires, du moins nouvelles.

Nous pourrions trouver sens à la dynamique des années 80 en se rappelant le contexte et les nouvelles questions débattues en France au cours des années 70 dans une société bousculée par les événements de mai 68...

Je citerai quelques questions remises au travail comme par exemple les places et rôles des femmes dans la société, les rapports entre les hommes et les femmes, la sexualité, la contraception, les méthodes d’accouchement, l’éducation des enfants, la pédagogie à l’école et hors l’école, la façon d’exercer la médecine, la psychiatrie...

Mais je retiendrai surtout deux éléments qui me semblent fondamentaux pour le sujet qui nous occupe dans cet article : ► un bouleversement dans l’édition jeunesse commencé dans les années 60 quand créateurs et éditeurs s’autorisèrent non seulement de plus en plus d’images dans les livres mais également une place de plus en plus audacieuse pour celles-ci. (Jette création artistique amènera à distinguer albums et livres illustrés et participera de la grande qualité de l’édition jeunesse de cette époque. ► l’amorce d’un nouveau regard sur les bébés grâce notamment aux apports de la psychanalyse. C’est en 1984 que les trois émissions de la très remarquable série Le bébé est une personne réalisée par Bernard Martino [7] ont été diffusées à la télévision mais c’est déjà en 1979 que Françoise Dolto [8] fidèle à sa vocation de « médecin d’éducation » avait créé avec quelques autres à Paris La Maison verte qui n’était ni une crèche, ni une halte-garderie, ni un centre de soins... « juste une maison où permettre une vie sociale dès la naissance pour les petits et leurs parents parfois très isolés devant les difficultés quotidiennes ».

Malgré ces dynamiques, force est de constater qu’au début des années 80, peu de personnes encore pensaient qu’un tout-petit de moins de trois ans pouvait s’intéresser aux livres et à la lecture.

Au fil des années et des partenariats, des actions se sont développées sur les territoires. Des personnes et des associations, passionnées par les albums sont allées de plus en plus souvent à la rencontre des bébés et de leurs familles n’importe où, n’importe quand... et en ont tiré des enseignements.

L’Agence quand les livres relient

En 2004, riches de plusieurs années d’expériences, une quinzaine de personnes et d’associations portées par la volonté de la Fondation du Crédit Mutuel pour la lecture se sont réunies en association pour partager leurs connaissances, enrichir leurs réflexions, multiplier les expériences et en accroître la visibilité. Ainsi est née l’Agence quand les livres relient [9] Grâce à nos expériences et à nos observations, nous savions que tous les petits s’intéressent aux mots, aux voix, aux albums, aux histoires et aux images dès leur naissance. Nous savions que les adultes s’en émerveillent et s’interrogent.

Nous savions que certains albums de littérature de jeunesse sont de la grande littérature qui comme toutes les œuvres d’arts ne nous disent pas ce que nous devons penser, mais nous aident à penser.

Nous savions que lire ensemble à n’importe quel âge tisse des liens profonds, uniques à la fois singuliers et universels. Nous savions déjà que nous ne lisons pas pour les bébés mais avec eux... L’Agence quand les litres relient rassemble désormais sur l’ensemble du territoire national et en Belgique, plus de deux cents membres -individus, associations, structures institutionnelles du monde du livre, de la culture, de la petite enfance, de l’enfance, de la création, de l’éducation, du soin... — qui mettent les albums au cœur de leurs actions et de leurs recherches. Tous se reconnaissent dans la nécessité de favoriser une expérience littéraire et artistique dès la naissance et tout au long de la vie. Ensemble nous continuons de réfléchir et d’agir en favorisant les échanges, les partenariats, l’interdisciplinarité. Les journées que nous organisons, nos publications, notre site internet, notre page Facebook ont pour vocations d’informer, de partager et multiplier les expériences, de nourrir une réflexion collective ...

Qu’avons-nous appris ?

Au fil des années et des rencontres, nous avons beaucoup appris sur les albums de littérature jeunesse, sur les bébés, sur l’acte de lire et de parler.

Que savons-nous des albums ? Dans un album, tout raconte : les mots, les images, les blancs, les mises en pages, les couleurs, les matières, le format, la typo... lit narration s’articule autour de la pliure du livre qui fait à la fois lien et séparation. Le fond et la forme s’unissent pour faire récit. Un album est un objet littéraire et artistique complexe qui reste difficile à définir. Et ce n’est pas là son moindre intérêt. Sa définition n’étant pas figée, il reste encore aujourd’hui un espace de création dont les artistes s’emparent de multiples façons. Ils racontent en jouant avec la langue articulée et les techniques picturales et graphiques. S’inspirant parfois des codes du cinéma, de la photographie, et même du théâtre, ils donnent matières à lire. A lire d’une autre façon que celle encore aujourd’hui, la plus communément admise car dans un album, l’image est une langue. Une expression artistique accessible à tous et qui nous parle de ce temps où nous étions sans mots pour dire, mais pas sans langage. Les albums sont un genre littéraire à part entière dont l’histoire s’inscrit dans celle de la littérature et de l’édition. Mais aussi dans l’histoire de la peinture et des arts plastiques.

Que savons-nous des bébés ? [10] Dès sa naissance, un bébé est confronté à la complexité du monde. Quittant un univers aquatique, il arrive dans un ailleurs composé de bruits, de lumières, d’odeurs, de saveurs, de sensations tactiles qui lui permettent de ressentir, d’éprouver... Il y « reconnaît » quelques petites choses liées à sa vie intra-utérine, mais rien n’est vraiment familier. Tout est étrange et étranger.

Tous ses sens en éveil et poussé par ce que nous pourrions nommer son instinct de survie ou la force du vivant, un bébé éprouve son environnement et tisse des liens. Il est déjà acteur de la relation, mais seul, il ne peut ni vivre, ni se développer. La présence attentive de l’autre est impérative pour le tout-petit. D’une part en raison de l’immaturité physiologique, physique, psychique [11] qui le caractérise à sa naissance et aussi parce que en tant qu’être en devenir humain, ses besoins d’échanges, de récits, de narration sont vitaux.

Comment devenir lecteurs de livres ?

Tous ses sens en éveil un bébé lit le monde qui l’entoure pour donner sens et tisser lien.

Il lit au sens décrit par Alberto Manguel. Ce lire, défini comme l’art de déchiffrer et de traduire des signes, concerne tous les bébés. Et aussi tous les arts [12].

Pour devenir un jour lecteur de livres, il est nécessaire que ce bébé puisse rencontrer dès sa naissance des livres et des lecteurs de livres. Nous lisons avec un tout-petit non pas pour lui enseigner l’acte de « lire » mais pour lui permettre de le cultiver. Nous lisons des albums qui sont riches de sens pour nous. Pourquoi des albums ? Parce qu’ils disent le monde en mots, et en images et parlent à tous et à chacun de ce temps où nous vivons sans mots articulés pour nommer le monde, mais pas sans langage pour donner sens...

Nous privilégions ce que nous appelons les « lectures individualisées au sein d’un groupe ». Pourquoi ? Parce que nous savons que la première liberté et donc responsabilité du lecteur est de choisir son livre. Même avec les très petits-enfants, nous voulons permettre ce choix : parmi les livres que nous avons choisis, lequel as-tu envie de lire ? lorsqu’ils sont très bébés, la proposition vient de la lectrice ou du lecteur en dialogue avec le bébé et sa maman ou son papa... Dès qu’ils peuvent bouger les petits désignent le livre qui les attire. En posant le choix des livres, comme essentiel à la rencontre, nous proposons de nourrir la conscience de notre singularité. La conscience de la responsabilité et de l’engagement du lecteur.

Chaque petit d’homme qui vient au monde a en lui des capacités d’expression et les facultés pour élaborer sa langue, mais pour cela il a besoin d’attention, d’écoute, de récits, d’histoires et de personnes qui parlent... A la fin des lectures, les tout-petits ont demandé « Encore ! », soit avec des mots ou avec des gestes. Alors nous avons recommencé. Et nous avons éprouvé que le sens se construit souvent dans la lenteur, la répétition, l’hésitation, l’approfondissement...

De nombreux albums et livres illustrés sortent chaque année. Au-delà de toutes les classifications proposées par les éditeurs, nous devons chercher les albums qui nous « parlent ». Ceux qui prennent sens.

Pour ne pas conclure

Nous les humains sommes des êtres de langage et nos besoins de récits sont vitaux.

Depuis presque quarante ans nous côtoyons des bébés et des tout-petits de moins de trois ans. Nous lisons ensemble des albums. Nous choisissons ceux qui nourrissent notre vie intérieure, qui nous donnent de l’épaisseur. Ceux qui transmettent le souci de la langue, des langues ; qui multiplient nos capacités de représentations ; qui éveillent en nous le désir de penser et de complexifier les pensées. Nous préférons ceux qui suscitent des questions plutôt que de donner des réponses ; ceux qui cultivent les doutes et interrogent les certitudes.

Ensemble, nous lisons. Chacun à son niveau de lecture. Nous lisons à voix haute la partie de l’histoire écrite avec des mots et nous lisons chacun silencieusement chacun dans nos têtes ce que l’artiste a raconté avec des images. Dans un espace de jeu, de respect, de confiance, de liberté. Pas de question. Pas d’évaluation. Pas de mesure immédiate. Juste lire ensemble...

Nous savons désormais qu’un tout-petit, quels que soient son cadre de vie, ses origines et les langues qui l’entourent, s’intéresse aux livres, aux mots, aux images, aux histoires dès sa venue au monde. Lire, c’est donner sens aux signes, dit Alberto Manguel.

La psycholinguiste Evelio Cabrejo-Parra [13] développe lui aussi l’idée que « l’acte de lecture va bien au-delà du livre lu ». Il dit : « Cet acte de lecture est en permanence présent dans la vie. Par exemple, j’ouvre la fenêtre et je prends un parapluie. J’ai bien « lu » quelque chose. Je prends un parapluie parce que j’ai vu qu’il pleut. On construit en permanence du sens et on apporte ainsi de l’eau au moulin de l’activité psychique » [14].

Dès notre naissance nous avons interprété des signes pour donner sens. Nous sommes tous nés « lecteurs ». Si nous rencontrons des albums et des lecteurs d’albums nous rencontrons alors dès notre naissance de nouvelles représentations proposées par des artistes et découvrons de nouvelles formes de récits, de nouvelles histoires, de nouvelles constructions langagières, de nouveaux rêves, de nouvelles pensées... portés par la présence d’un adulte disponible, attentif et attentionné. De cette façon, un bébé humain cultive ses capacités vitales de lecture, multiplie ses possibilités créatrices de représentations du monde, élabore sa langue, ses langues, travaille l’accès à sa parole...

Nous sommes tous d’anciens bébés. En lisant avec de très petits enfants et leurs parents des albums choisis pour leurs qualités littéraires et artistiques, nous retrouvons ensemble notre capacité à jouer et à créer le monde. Encore disent les petits. Ça fait du bien disent les adultes.

« Nous lisons dès notre venue au monde... » (pdf)

[3Actes publiés par le Centre National de Documentation Pédagogique dans la collection « mémoires et documents scolaires » au premier trimestre 1980

[51921-2013 https://www.lemonde. fr/disparitions/artide/2013/10/02/jacqueline-de-chambrun-resistante-pediatre-militanteassociative_3488720_3382.html

[6Enfance et Musique avait activement participé à la rédaction du protocole d’accord culture-petite enfance de 1989 et elle fut très militante et efficace pour qu’un nouveau protocole « Pour l’éveil artistique et culturel du jeune enfant » soit signé en mars 2017 entre le le ministère des Solidarités et de la Santé et le ministère de la Culture.

[7Le film est co-écrit par Bernard Martino, Tony Lainé, Gilbert Lanzun

[8Pédiatre et psychanalyste française qui s’est particulièrement intéressée aux enfants et aux familles (1908-1988).

[9https://www. agencequandleslivresrelient.fr/

[10Pour avoir idée des connaissances actuelles du bébé, écouter la série documentaire en 4 épisodes intitulée Le génie des bébés à https://www.franceculture.fr/emissions/series/le-genie-des-bebes/LSD-série documentaire par Perrine Kervran.

[11Les psychologues et psychanalystes nomment cette réalité la néoménie humain, caractéristique du bébé des Hommes par rapport à d’autres espèces mammifères.

[12Numéro 93 de la revue Spirale, la grande aventure de Monsieur Bébé coordonné par l’Agence quand les livres relient et qui a pour titre Cultivons les bébés ! / https:// www.agencequandleslivresrelient.fr/publications/638-cultivons-les-bebes-spirale-93

[14Dans Quand les livres relient-le livre et le tout-petit. Publication réalisée par un collectif d’associations sous la direction de Juliette Campagne/lis avec moi ADNSEA.